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Livre - Page 7

  • Approche et sérendipité

    Je n'utilise pas d'italiques dans le chapitre que j'écris, leur préférant un espacement des caractères. U n  e s p a c e m e n t.  Cela a-t-il un nom en typographie ? Il m'est ressouvenu que Walter Benjamin avait utilisé cette technique typographique dans Sur le concept d'histoire. J'y suis allé regarder. Mais non. Pas du moins dans ma version des Ecrits français publiée en "Bibliothèque des idées" chez Gallimard. Je me suis alors ressouvenu que Giorgio Agamben parlait de cette façon particulière d'espacer les lettres qu'utilisait Benjamin et j'ai pensé d'abord que cela se trouverait dans le tome II, 1 d'Homo sacer, Etat d'exception, quand le philosophe italien expose dans un extraordinaire chapitre "Gigantomachie autour d'un vide", les échanges cachés, secrets d'œuvre à œuvre entre Carl Schmitt et Walter Benjamin.  Mais c'était en fait dans Le temps qui reste (Un commentaire de l'épître aux Romains) qu'Agamben relève ce procédé.  Un mot espacé (s c h w a c h e, qui veut dire faible) tapé à la machine dans le manuscrit allemand de Benjamin permet à Agamben de comprendre que le théologien non nommé dont parle Benjamin dans la formidable première thèse du Sur le concept d'histoire pourrait bien être saint Paul, pour qui "la puissance s'accomplit dans la faiblesse". Cette recherche imprévue, à l'initiale pour chercher le nom typographique de cet espacement, m'a permis de relire partiellement deux textes d'Agamben. Je me suis aperçu en relisant rapidement Etat d'exception que ce qui y est traité me servirait davantage que le Hiéron de Xénophon que je venais de relire. Le poète du XXIème siècle devrait être mathématicien et juriste. 

    "Le joueur devant infailliblement gagner sera cette autre poupée qui porte le nom de "matérialisme historique". Elle n'aura aucun adversaire à craindre si elle s'assure les services de la théologie, cette vieille ratatinée et mal famée qui n'a sûrement rien de mieux à faire que de se nicher où personne ne la soupçonnera."

    Fin de la première thèse de Sur le concept d'histoire de Walter Benjamin. J'ai bien failli m'amuser à espacer dans la citation les lettres du mot i n f a i l l i b l e m e n t.

    25 novembre 2023

    PS : le terme typographique français est l'approche. (Mes remerciements à Richard de Seze.)

  • Sérieux pas sérieux

    Les atrocités auxquelles je descends, et qui ne sont pas tant du futur qu'une manière combative de se saisir du présent et de le projeter, escortées par la phrase de Silouane l'Athonite, tiens ta tête en enfer et ne désespère pas, sont en quelque sorte tempérées par cette phrase de Joyce à Djuna Barnes à propos d'Ulysse : "Ce qui est dommage, c'est que le public exigera et trouvera une morale dans mon livre - ou pire il pourrait le prendre vraiment très au sérieux, mais sur l'honneur d'un gentleman, il n'y a pas une seule ligne sérieuse dedans." Pas une seule ligne sérieuse. Pourtant chacune est écrite dans le plus grand sérieux. Pascal, Pensées : "Les deux raisons contraires. Il faut commencer par là, sans cela on n’entend rien et tout est hérétique. Et même à la fin de chaque vérité il faut ajouter qu’on se souvient de sa vérité opposée." Pour la première, à voir écrit les mots sérieux et serious, je les vois clairement dériver du mot série. 

    23 novembre 2023

  • Modèle de composition I - Strauss

    De la tyrannie, de Leo Strauss.

    1. Hiéron ou le traité sur la tyrannie, de Xénophon. (Dialogue d'une trentaine de pages entre le poète Simonide de Céos et le tyran Hiéron de Syracuse.)

    2. De la tyrannie, de Leo Strauss. (Essai de près de 200 pages sur le dialogue de Xénophon.)

    3.  Tyrannie et sagesse, par Alexandre Kojève. (Réponse de 75 pages d'Alexandre Kojève à l'essai de Strauss.)

    4. Mise au point, de Leo Strauss. (Conclusion de l'ensemble, 80 pages)

    Un titre, un seul auteur annoncé ; mais quatre parties, trois auteurs, trois langues, deux périodes historiques . Le De la tyrannie de Strauss est évidemment un essai de philosophie politique. Mais je ne vois rien là qui empêcherait un romancier de s'en inspirer.

    Dans la version française que je lis, Xénophon est donné dans la "Trad. Pierleoni utilisée par Jean Luccioni" ; les deux parties de Leo Strauss sont traduites de l'anglais par Hélène Kern ; quant au texte de Kojève, il est en français. (Dans l'édition américaine d'origine, on lit sans doute Strauss dans l'original, Xénophon et Kojève dans des traductions, l'une sans doute " de référence", l'autre faite pour l'occasion (sauf si la réponse de Kojève avait été initialement publiée en revue.) Cette question des époques et des traductions pourrait bien être une piste stylistique.

    21 novembre 2023

     

  • Servir de poubelles aux objets

    "J’interdis aux marchands de vanter trop leurs marchandises. Car ils se font vite pédagogues et t’enseignent comme but ce qui n’est par essence qu’un moyen, et te trompant ainsi sur la route à suivre les voilà bientôt qui te dégradent, car si leur musique est vulgaire ils te fabriquent pour te la vendre une âme vulgaire. Or, s’il est bon que les objets soient fondés pour servir les hommes, il serait monstrueux que les hommes fussent fondés pour servir de poubelles aux objets."

    Saint-Exupéry, Citadelle

     

    Cet extrait constitue l’intégralité du chapitre (ou chant ?) LXXI du livre.

  • La société industrielle et son avenir, de Theodore Kaczynski

    Mort en juin 2023 à l'âge de 81 ans, Theodore Kaczynski dit Unabomber a commis des attentats cherchant à frapper des individus liés à la recherche scientifique ou diversement impliqués dans la promotion du progrès technique pendant dix-sept ans ; il a tué trois personnes. Sans ces attentats, personne sans doute n'aurait entendu parler de son bref essai anarcho-écologique, ou néo-luddite, La société industrielle et son avenir, d'abord publié sous la contrainte en 1995 aux USA (en échange d'une cessation des attentats). Nombre des analyses de Kaczynski sont très justes et ses propositions de destruction de la société industrielle semblent en découler logiquement ; le goût macabre pour les tueurs explique l'influence et la fascination qu'exercent conjointement l'auteur et son ouvrage.

    L'essai est divisé en 27 chapitres courts eux-mêmes divisés en 232 paragraphes numérotés, ce qui permet des renvois intra-textuels précis. La folie et la lucidité de l'auteur, mathématicien de formation, sont indissociables. Son analyse du progressisme, en fin d'ouvrage est très juste (extrait du paragraphe 219) :

    L'idéologie progressiste est totalitaire. Partout où le progressisme est en position de force, il cherche à envahir le moindre recoin de la vie privée et à remodeler toute pensée, parce que son idéologie a un caractère quasi religieux et que tout ce qui est contraire à ses croyances incarne le péché. [...] Ils [les progressistes] ne sont pourtant jamais satisfaits, quelle que soit la réussite du mouvement, parce que leur activisme est une activité de substitution (voir paragraphe 41). Leur motivation n'est pas d'atteindre leurs buts mais d'éprouver un sentiment de puissance en luttant pour imposer certaines mesures sociales. Ils ne sont par conséquents jamais satisfaits par celles qu'ils ont déjà obtenues ; leur besoin d'auto-accomplissement les pousse à chercher sans cesse autre chose. Ils revendiquent l'égalité des chances pour les minorités puis, quand cet objectif est atteint, ils veulent que soient imposés des quotas d'embauche pour chaque minorité. Ils traqueront pour le rééduquer quiconque gardera dans un coin de son esprit un jugement dépréciatif sur une quelconque minorité. Les minorités ethniques ne leur suffisent pas ; personne ne doit se permettre de juger négativement les homosexuels, les handicapés, les gros, les vieux, les laids, etc. Il ne suffit pas d'avertir le public des méfaits du tabac ; une mise en garde doit être imprimée sur chaque paquet de cigarettes ; ensuite, il faut réduire, si ce n'est interdire, toute publicité pour le tabac. Les activistes ne seront satisfaits que lorsque le tabac sera complètement prohibé, puis viendra le tour de l'alcool, de la nourriture non diététique, etc. Ils se sont élevés contre les mauvais traitements infligés aux enfants, ce qui est raisonnable. Mais maintenant ils voudraient interdire jusqu'à la simple fessée. Après quoi, ils s'attaqueront à une autre chose qu'ils déclareront malsaine, puis une autre et encore une autre. Ils ne seront pas satisfaits tant qu'ils n'exerceront pas un contrôle total sur l'éducation des enfants. Et alors ils enfourcheront un nouveau cheval de bataille.

    La technologie est une force sociale plus puissante que l'aspiration à la liberté. Ses mauvais côtés sont indissociables des bons. Raison pour laquelle elle ne doit pas être réformée mais détruite.

    Kaczynski distingue cependant deux types de technologie, celle à petite échelle, qui peut survivre à la destruction de la seconde, et celle à grand échelle, qu'il faut donc détruire. Il donne deux exemples parlants aux paragraphes 208 et 209.

    [...] Par exemple, lorsque l'Empire romain se désagrégea, le premier type de technologie survécut parce que n'importe quel artisan intelligent pouvait construire une roue à eau, n'importe quel forgeron pouvait travailler le fer selon les méthodes romaines, etc. Mais la technologie dépendant de l'organisation de l'Empire régressa. Ses aqueducs tombèrent en ruine et ne furent jamais reconstruits, ses techniques de construction des routes furent perdues, son système d'égouts fut oublié et d'ailleurs, jusqu'à un passé récent, celui des villes européennes ne surpassa pas celui  de la Rome antique.

    [...] Prenez l'exemple du réfrigérateur. il serait pratiquement impossible à une poignée d'artisans locaux d'en construire un sans disposer de pièces usinées ou de l'outillage de l'ère postindustrielle. Si par quelque miracle ils y parvenaient, cela ne leur servirait à rien sans une production régulière d'électricité. Ils devraient donc construire un barrage sur une rivière ainsi qu'un générateur, celui-ci nécessitant beaucoup de fils de cuivre. Imaginez ces artisans en train de fabriquer ses fils sans machines modernes. Et où trouveraient-ils le gaz pour la réfrigération ? Il leur serait beaucoup plus facile de construire une glacière, de conserver la nourriture dans la saumure ou en la séchant, comme cela se faisait avant l'invention du réfrigérateur.

    A la moitié de l'ouvrage environ (paragraphe 97), l'auteur constate que les droits constitutionnels garantissent la conception bourgeoise de la liberté, c'est-à-dire en somme un certain nombre de libertés bien spécifiées et délimitées destinées surtout à servir les besoins de la machine sociale. Au paragraphe précédent, l'auteur justifie ses attentats :

    [...] Si nous avions transmis le présent texte à un éditeur sans avoir commis d'actes de violence, il n'aurait probablement jamais été accepté. Et s'il avait été accepté et publié, il n'aurait probablement pas attiré beaucoup de lecteurs, parce qu'il est plus amusant de regarder les divertissements distillés par les médias que de lire un essai sérieux. Et même si ce texte avait eu beaucoup de lecteurs, la plupart d'entre eux l'auraient rapidement oublié car les esprits sont submergés par la masse d'informations diffusées par les médias. Pour que notre message ait quelque chance d'avoir un effet durable, nous avons dû tuer des gens.

    L'assassinat est tout de même un mode de promotion des idées écologiques radicales à la pointe de la modernité.

    10 novembre 2023

     

    La société industrielle et son avenir, Theodore Kaczynski, traduction non signée, L'Encyclopédie des nuisance