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dieu

  • Feindre donc, Descartes

    I could be bounded in a nutshell and count myself a king of infinite space.
    Hamlet, dans Hamlet, de Shakespeare

    Il m'a pris cet été, disons début juillet, de lire Le discours de la méthode. Je pourrais dire relire, mais comme il ne m'en restait rien, hors le célèbre mot, je crois que lire est plus juste. 

    Je me suis aperçu fin août que beaucoup de ce qui y est dit était déjà tombé dans un relatif oubli et qu'il me fallait faire un effort important pour me ressouvenir de certains détails ; ces souvenirs à leur tour me semblent mal formulés, puisqu'ils le sont à ma sauce (et non point dans la langue si belle, à y bien regarder, de Descartes).

    Depuis deux semaines, je promène le livre dans la poche intérieure de ma veste. Je relis souvent les trois ou quatre premières parties. M'a frappé l'autre jour à quel point dans la quatrième partie, celle du fameux cogito en français, qui commence comme commencerait une lettre, le verbe feindre était important.

    Et si je résume d'un arc étrange la chose, c'est à cause que nos sens nous trompent, que Descartes se résout de feindre que toutes choses qui lui étaient jamais entrées dans l'esprit, n'étaient non plus vraies que les illusions de ses songes. Puis l'auteur entre dans la clairière du premier principe de sa philosophie : Je pense, donc je suis.

    Il faut feindre pour n'être point trompé. (Feindre n'est pas réduire, suspendre, moins encore... l'épochè.) Le bretteur Descartes a-t-il jamais hésité entre feindre et feinter ?

    Il est certes, mais cet être non parfait se sait tel parce que l'idée de perfection, rien ne venant de rien (comme dit aussi le roi Lear), a été mise en lui une nature qui fût véritablement plus parfaite : mesdames et messieurs, sous vos applaudissements : Dieu.

    Amo ergo sum, and in just that proportion. Dit Ezra Pound au Canto LXXX. 

    18 octobre 2024

     

     

     

     

  • Vortex

    Vingt ans après sa sortie, je relis Villa Vortex. Je n'ai pas fait exprès, je voulais seulement le feuilleter. Et j'ai été happé. Par le vortex, donc. Deux cents pages le premier jour... Et pourtant, il y en a tout de même quelques-unes, des tournures à la one again (on était un peu après la fin de la fin, chez Gallimard). Mais l'énergie emporte tout (même les répétitions à toute heure de syncrétisme métaphysique), et la vision. La noirceur de Dantec paradoxalement galvanise. L'espérance, après tout, consiste à se battre, se battre et encore se battre. Et tout le restant est bon pour les chiottes et les maisons d'édition.

    « Nous avions cru que les machines étaient des prothèses artificielles dont l'homme s'était doté pour dompter la nature. C'était peut-être vrai. Cela n'empêchait nullement le fait que selon toute probabilité l'homme lui-même était une prothèse artificielle dont la nature s'était dotée, pour des raisons inexplicables encore. En d'autres termes, ce monde étonnamment vieux venait vraiment de commencer, tout autant qu'il entrevoyait là sa fin : toutes les créatures ne supplantaient pas leur créateur par une sorte d'effet automatique dont on ne trouve nulle trace dans l'univers, pour que cela advienne il fallait qu'au préalable le créateur ait commis l'erreur de doter sa créature des mêmes pouvoirs de création que lui. » (P. 28)

    « Lors de ma vie innocente et stupide, j'avais eu l'occasion par maintes fois de me rendre compte combien rien ne pesait vraiment face à la forme suprême de volonté qu'avait atteint l'homme moderne, l'homme de ma génération : la volonté de ne plus rien vouloir du tout, tout en désirant tout. Il lui fallait non seulement le confort, pour lequel des générations entières s'étaient usées contre la diabolique dureté du monde de la Matière, mais, s'il vous plaît, le confort doublé du spectacle du risque et de sa propre contestation, c'est-à-dire l'impossibilité pathogène, et pitoyable, de trouver un quelconque espace où sa propre figure ne lui soit pas constamment renvoyée, telle une ombre sans cesse jetée au-devant de lui, et qui grimacerait son horrible sourire de touriste médusé, ou de médecin humanitaire. » (P. 42)

    2 janvier 2024

    Maurice G. Dantec, Villa Vortex, Gallimard (la noire), 2003

  • Les démons de Gödel, de Pierre Cassou-Noguès

    "Mon hypothèse serait plutôt que l'intérêt des notions et, par conséquent, les directions du travail des mathématiciens (les mathématiciens ne s'intéressent pas à toutes les notions ou ne cherchent pas à démontrer tous les théorèmes mais seulement des théorèmes "intéressants") et, finalement, la figure que prennent les théories mathématiques sont déterminés par un écho imaginaire et qu'ainsi ces notions, ces énoncés répondent à des préoccupations plus larges que l'on rencontre avant tout dans la littérature."

    Kurt Gödel expliquait lui-même à sa mère, en 1952, à propos d'une présentation de son travail : " J'y étais désigné comme le découvreur de la vérité mathématique la plus significative du siècle. Tu ne dois pas penser que j'étais décrit comme le plus grand mathématicien du siècle. Le mot "significative" dit plutôt : du plus grand intérêt en dehors des mathématiques."

    Je donnerais volontiers dix "rentrées littéraires" complètes pour Les démons de Gödel (logique et folie) de Pierre Cassou-Noguès.

    Je ne sais pas si l'auteur, professeur de philosophie, a jamais pu souhaiter cela, mais j'ai tout au long de ma lecture de ce livre d'une très grande clarté, et de plus en plus intensément, adhéré aux "arguments" de Kurt Gödel (auteur du théorème d'incomplétude, la fameuse proposition mathématique "la plus significative" du XXème siècle, grand ami d'Einstein, et "plus grand logicien depuis le temps d'Aristote" selon Robert Oppenheimer) les plus extraordinaires, ceux que le mathématicien bizarre, pour le moins, ne publiait pas, craignant à raison qu'ils ne le fissent passer pour fou. Il se peut en effet qu'anges, démons, fantômes et diables n'aient pas bonne presse, même chez les scientifiques. 

    Un seul exemple, du logicien Gödel cité par Cassou-Noguès : "Puisque l'ego existe indépendamment du cerveau, nous pouvons avoir d'autres phases d'existence dans l'univers matériel ou dans un monde formé après que l'univers matériel a sombré dans le néant. L'apparence du contraire peut s'expliquer par le fait que nous en savons si peu sur le sujet."

    Un certain nombre de problèmes dramaturgiques (romanesques ou non) sont comme d'emblée résolus par l'intuition et le travail de Gödel, intuition dont, moi qui suis profane, je n'ai absolument pas besoin qu'elle soit démontrée mathématiquement.

    "Le problème qui m'occupe, dit Cassou-Noguès en sa postface, est de savoir ce que l'on peut légitimement tirer d'un énoncé scientifique. Sans même extrapoler la logique, Gödel utilise son théorème d'incomplétude pour établir des thèses philosophiques comme l'indépendance de l'esprit par rapport au cerveau, l'immortalité de l'esprit ou, semble-t-il, la possibilité du diable (l'impossibilité de se garantir contre un Mauvais Génie). Il lie pour cela son théorème d'incomplétude à des principes philosophiques qui ont une tradition: un "optimisme rationaliste" par exemple selon lequel l'esprit doit pouvoir résoudre tout problème qu'il peut formuler. La déduction des thèses bizarres à partir du théorème d'incomplétude et des principes philosophiques qui lui sont associés semble être rigoureuse et, du moins, il serait difficile de parler à propos de Gödel " d'imposture intellectuelle"". 

    Ce n'était pas le propos de l'auteur, mais j'ai regretté seulement qu'aucun éclairage ne soit donné quant à la mise au point de Gödel, entre 1948 et 1970, de sa preuve ontologique (argument logique, reprenant en s'inspirant de Leibniz une tradition remontant à saint Anselme de Cantorbéry,  en faveur de l'existence de Dieu, argument qui ne sera publié qu'en 1987, neuf ans après la mort du logicien). 

    25 août 2023

     

    Les démons de Gödel, de Pierre Cassou-Noguès, Points-Seuil, 2012