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Livre - Page 5

  • Sur *Le Passager* de Cormac McCarthy

    J'ai lu ce roman en septembre 2023 et je lai relu en juillet 2024. Cette fois encore, je me suis senti comme en plein jour et comme chez moi dans ce livre très sombre. L'intrigue, ténue, presque perdue dans des conversations libres, m'est apparue plus claire. Le souvenir de ma lecture de Stella Maris en octobre 2023 l'a beaucoup éclairée. Je vais devoir maintenant relire Stella Maris. L'idée venue lors de la première lecture de ces deux romans ensemble considérés comme un dispositif, que McCarthy modifie vraiment quelque chose d'important (que j'essaierai de préciser plus tard, peut-être) dans la constitution littéraire du roman, qui pourrait éventuellement lui permettre de survivre au siècle qui vient, est demeurée intacte, et s'est considérablement renforcée ; bien que je doute que le mot roman ait grand avenir devant lui. 

    29 août 2024

  • In order of material appearences (Conrad, Gide, ChatGPT)

    Voici le premier paragraphe de Typhon de Joseph Conrad dans la traduction d'André Gide de 1918, qui avait longtemps été publiée à destination de la jeunesse, en Bibliothèque Verte  :

    « L'aspect du capitaine Mac Whirr, pour autant qu'on en pouvait juger, faisait pendant exact à son esprit et n'offrait caractéristique bien marquée de bêtise, non plus que de fermeté; il n'offrait caractéristique aucune. Mac Whirr paraissait quelconque, apathique et indifférent. »

    Je ne pense pas qu'un traducteur aujourd'hui puisse oser une telle langue (il n'offrait caractéristique aucune).

    Captain MacWhirr, of the steamer Nan-Shan, had a physiognomy that, in the order of material appearances, was the exact counterpart of his mind: it presented no marked characteristics of firmness or stupidity; it had no pronounced characteristics whatever; it was simply ordinary, irresponsive, and unruffled.

    Pour information, ChatGPT donne comme traduction (aucune consigne particulière de style n'ayant été donnée) :

    « Le capitaine MacWhirr, du vapeur Nan-Shan, avait une physionomie qui, dans l'ordre des apparences matérielles, était le reflet exact de son esprit : elle ne présentait aucune caractéristique marquante de fermeté ou de stupidité ; elle n'avait aucune caractéristique prononcée ; elle était simplement ordinaire, impassible, et imperturbable. »

    21 août 2024

     

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  • Les Utopistes, de Paulina Dalmayer

    Ce fut un des grands plaisirs de mon été que de lire en une petite semaine les 500 pages des Utopistes.

    « Les idées affreuses, je les adore. Ah, j’en raffole ! Plus tocardes et tartouses elles sont, plus tordues et fripées, mieux elles me plaisent. Plus elles donnent envie de cracher contre, plus vite je leur cours après. Et je les attrape, une par une, bordel et misère ! »

    Le roman démarre ainsi sur ces chapeaux de roue-là, il ne ralentira pas et si le lecteur franchounet mollasson dégage, c’est qu’il aura été éjecté dans un virage un peu raide pris dans un éclat de rire, et ce sera bien fait pour sa gueule. Dans le paysage littéraire français morose et déprimé, avec ses critiques littéraires en coma dépassé (laissons les morts ensevelir les morts), Dalmayer dénote et détonne. Tant mieux. Elle est le seul romancier actuel que je connaisse (j’emploie le masculin, car on n’est pas aux J.O. et elle ne concourt pas ici qu’avec ses seules collègues féminines, Dieu merci) à trouver un style personnel, remarquablement vivant, alerte et truculent : langue riche, sens impeccable de la formule et des images, avec ce qu’il faut parfois de bancal (la narratrice l’est assez). Les Utopistes, si l’on veut, fait pendant aux Héroïques, son second roman, autant qu’il en est la suite et le copieux aboutissement. Et c’est peu dire qu’il déménage. La phrase de Simone Weil ouvrant le chapitre India résume la chose à merveille : « Tu ne pourrais pas être née à une meilleure époque que celle-ci où on a tout perdu. »

    Gabriela, la narratrice, polonaise et peintre fraîchement installée dans le Lubéron, est elle-même remuante et difficile à suivre, écartelée entre son amour absolu pour Gaspard, ses toxicomanies variées et ses pulsions nymphonanes, mais bien plus cohérente qu’il ne semble d’abord ; simplement est-elle prête à tout pour ne pas laisser entraver sa liberté ; d’autant que les entraveurs, en l’espèce, sont des gens qui l’aiment et, par conséquent, sont redoutablement bienveillants. C’est aussi sa façon d’aimer qui est sans cesse discutée, voire menacée ; et sur l’amour elle ne cède ni ne concède rien.

    Wanda, sa mère, en phase terminale d’un cancer à Cracovie, a disparu. Où est-elle partie ? En Inde. En souvenir peut-être d’une jeunesse grotowskienne. C’est donc là, en passant par la Pologne, qu’il faut aller la chercher. La retrouver. L’accompagner. Mais Gabriela ne part pas seule. Elle part avec Gaspard, son amoureux du sud de la France, son père Edvard, et Warski, un médecin malheureux, ancien amant de sa mère et qui n’est pas sans fortement l’attirer. Si la vie en France est déjà passablement déjantée, le passage en Pologne ne calme rien, vodka oblige, et l’arrivée en Inde dépasse tout ce qu’on peut imaginer, en aventures burlesques. « Bénarès pulvérise tout. » Paulina Dalmayer aussi. C’est remarquable. Jusqu’aux sidérantes et extraordinaires obsèques indiennes de Wanda, mais j’ai autre chose à faire que de vous raconter l’histoire, qui dit pourtant en sous-main des choses sensibles et sensées sur la filiation (et même, dirais-je, sur une forme de passation de la maternité), et ses nouveaux modes d’être dans le monde tel qu’il va…

    Personne ne pleurniche ici, même dans les moments les plus difficiles (et il n’en manque pas). Comme le confiait l’auteur à ma camarade et amie Paméla Ramos en 2020 : « Je suis donc très étonnée que les femmes en France ne trouvent qu’à se battre bruyamment contre le patriarcat, les prédateurs sexuels ou encore les inégalités, alors que leurs possibilités de vie sont infinies. » Des possibilités de vie infinies, voilà qui ressemble autant à Gabriela qu’à l’auteur ! Et merde au monde ! et au ressentiment recuit ! « Nous étouffons de courtoisie. Nous cuisons à la vapeur dans les civilités. »

    Pourquoi ce titre, Les Utopistes ? S’il n’avait pas été un roman de Dalmayer, je ne suis pas certain que j’y serais allé, c’est vrai, moi qui ne suis attiré jamais par l’utopie, même pour la critiquer, tant elle existe souvent (en théorie) sur un mode collectiviste à forte déclivité totalitaire (chose contre laquelle Paulina Dalmayer, polonaise née au temps du Rideau de fer, est remarquablement immunisée). Non, il s’agit ici d’une utopie concrète, et mieux encore : privée ; un mode de vie qu’on peut bâtir et habiter ensuite ; Gaspard appelle Gabriela « mon utopie ». C’est par cette utopie concrète que Dalmayer retrouve et développe, avec une fin heureuse, un des thèmes déjà présent, plus douloureusement, dans Aime la guerre !, son premier roman formidable, qui est celui du double attachement amoureux.

     2 septembre 2024

    Paulina Dalmayer, Les Utopistes, Grasset, 2023

  • Une mère, de Pierre Perrin

    La prose de Pierre Perrin ressemble terriblement à ses vers. Elle est âpre, unique, rapide. Elle affirme, même le doute ; elle dit. Je dirais qu'elle ne fait pas de cadeau — l'auteur, en tout cas, ne s'en fait pas. Toute cette densité donne une vraie puissance tragique à ce qui est moins un récit, malgré l'annonce en couverture, qu'une plongée, ou mieux encore : une série de plongées, dans les abîmes de l'oubli et les dédales de la mémoire. Car enfin il s'agit, plongée après plongée dans la campagne de Franche-Comté de l'immédiat après-guerre, puisque la seule chronologie est celle de l'écriture, rien moins que de remonter, comme on peut, petit à petit si j'ose dire, la mère de l'auteur ; certes vient avec elle le père du poète — et tout un monde ancien, dur au mal, au point de disparaître. Il semble que de leur vivant, le père ait été très aimé, la mère beaucoup moins, de refuser au fils toute manifeste tendresse ; et que le travail du temps ait tendu à inverser cette polarité, sans bien qu'on sache si le temps rend justice ou simplement nous change, puisque notre nature, hélas, tant mieux, est de changer sans cesse, du moins jusqu'à la mort. Mais la nécessité pour Perrin de ramener parmi nous cette mère ne souffre pas discussion. Il semble toutefois  hésiter lui-même, non sans raison, entre les mots de résurrection (en lui) et de tombeau (dans le livre qui s'écrit). Etrange, quoi que la mise à distance puisse être compréhensible, est à la fin cette avarice onomastique, j'aurais pu dire cette crainte du nom, qui fait que le père, la mère, les gens, les lieux familiers ne sont pas (ou vraiment très peu, Paris, la Poméranie) nommés ; et seul demeure après tout sur la couverture celui-là du poète.


    11 août 2024

    Pierre Perrin, Une mère, le cri retenu, le cherche-midi éditeur, 2001

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