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  • Le repos du logicien

    Comme bien d'autres avant lui, il végéta longtemps dans quelque manuscrit, avant de finir inédit, grignoté par des rats de bibliothèque. « Tombeau d'un Je », Monsieur Hopop


    J'ai parlé ici-même il n'y a pas longtemps du formidable Théorème de Proust, de Thierry Marchaisse, grenade cryptologique jetée dans le champ de la critique proustienne (je tiens l'expression de l'auteur).
    Voici à présent, du même (si ce mot a un sens), 
    Monsieur Hopop. 

    Hopop, donc, c'est en quelque sorte le logicien au repos, amusé de lui-même et de l'absurdité de tout. Il a la légèreté profonde ; la mort fait mine de passer en souriant, et l'amour même a la douleur amortie.
    Il faut dire que ce Hopop est souventefois flanqué d'une Ziche plus ou moins sienne, qui vaut le détour et ne cède en rien au logicien, planquant ses espagnoles sous le joug des terroristes, code dont le pauvre Hopop n'a précisément pas la clé.

    Le nom du cher Hopop, houblonné malgré lui et fantasque à la Gide, prête à sourire, légèreté pulsée d'un petit restant de stress.
    Il semblerait même que les sérieux travaux du logicien Marchaisse sur l'œuvre double de Marcel Proust soient deux fois évoqués (mais j'ai pu en rater), une fois par cette expression : les phases de la consolidation mnésique chez le poussin ; une autre, à l'occasion d'ailleurs d'une erreur dans les principes (ce qui est sans doute plus grave que ça n'en a l'air), par celle-ci : traité sur la protomnèse des poussins. Le poussin vaudrait pour le proustien. Voilà qui semblera peut-être prouster le bouchon un peu trop loin pour les amateurs de sérieux (et qui ne veulent pas savoir (sont-ils bouchés !) de quoi celui-là (le sérieux, pas le bouchon) est fait, en vérité je vous le dis).

    Enfin, comme dit Monsieur Hopop, bernanosant à l'occasion, ce n'est pas toujours évident d'avoir une vie intérieure. Heureusement, après les extraits choisis des carnets dudit Hopop, les « Paraboles en kit » occupant le milieu de l'ouvrage, peuvent aider :
    « Axiome du sujet : Où qu'il aille avec sa tête, son cul suit. » 

    L'ouvrage se clôt sur six fantaisies charmantes, logiques ou grivoises ou parodiant Diderot, dont le magnifique « Koan du petit peintre », qui éclaire tout. Ou pas. Ou presque. Mais qui éclaire. Et qui est clair. Si.

    4 décembre 2024

    Thierry Marchaisse, Monsieur Hopop, éditions Thierry Marchaisse 2024 

  • Le théorème de Proust, de Thierry Marchaisse

    Terre !
    Christophe Colomb

    1 Prédiction

    « … c’est à la cime du particulier qu’éclot le général », écrit Proust à Halévy.
    Je ne connais pas Thierry Marchaisse. Mais il est tranquille, à présent. Il a publié son livre, à ses conditions, dans sa propre maison d’édition. (Qui d’autre l’aurait fait ?) Il sait que c’est un livre important. Sans précédent. Il sait qu’il sera lu. Un jour. Il sait que tout travail universitaire sur Proust verra son livre figurer dans la bibliographie (ce qui n’a aucune espèce d’importance). Il sait que la plupart des gens qui le feront figurer là ne l’auront pas lu, pas vraiment lu, au mieux l’auront survolé (pfiou, la logique). Jusqu’au jour, Dieu sait quand, où quelqu’un le lira. Et mieux encore, s’en servira. Et se plantera (au moins littérairement — je peux expliquer ça, mais je n’ai pas le temps). Il sait que son livre un jour pourra être à l’origine de choses nouvelles et extraordinaires (et de pléthore de pénibles imitations), ce qui en fait au sens propre un livre génial, étant lui aussi tout à fait neuf et extraordinaire.
    Le livre est si dense, excède tant mes capacités, que je suis obligé pour en parler de prendre ce ton par-dessus la jambe, seul susceptible de me mener où je vais.

     

     2 Double vocation

    « Enfin un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction ! » écrit Proust à Rivière en 1914.
    Le théorème de Proust n’est pas un livre, pour une fois, qui a l’air d’avoir été écrit par un descendant de personnages de Proust, en général le sentencieux bâtard d’une Verdurin de compète et d’un Charlus qu’elle aurait un soir d’ivresse un peu forcé. D’ailleurs, à la différence de tant d’autres ouvrages sur La Recherche, auxquels on ne comprend rien si on n’a pas lu Proust, perdu que l’on est dans les entrelacs des relations entre de trop nombreux personnages inconnus, le livre de Marchaisse (synthèse de trente ans de travail et de cinquante ans de lecture de la Recherche), pourrait être tout à fait lisible à qui n’a pas lu de Proust une ligne ; ce qui pourrait même ensuite créer une nouvelle sorte de lecteurs de Proust, qui se croiraient en quelque sorte dispensés de la lecture naïve (comme si cela se pouvait).
    L’auteur tient pour acquis le génie littéraire exceptionnel de Proust et, en quelque sorte, n’y revient pas : son but unique est de montrer, avec les outils de la logique, et eux seuls, que La Recherche est également une démonstration logique cryptée, le mot de démonstration étant de Proust (qui ne s’en explique guère) ; que Proust est en somme deux fois un génie ; d’où le sous-titre de l’ouvrage, à prendre au premier degré et avec le plus grand sérieux : Une cryptanalyse de la Recherche. Par quoi la Recherche n’est pas seulement le livre d’une vocation littéraire, mais d’une vocation double, littéraire et logique.
    Je ne suis pas logicien (ni universitaire ni critique, d’ailleurs) et tiens pour justes tous les raisonnements de l’auteur ; ce qui m’intéresse, ce sont leurs conséquences éventuelles. Je laisse donc tout lecteur intéressé se reporter à ce que Marchaisse établit des idées infiniment fécondes, infiniment puissantes ; et même doublement infinies.

     

    3 Sans entrer dans aucun détail technique

    « […] le décryptage de la démonstration de Proust repose sur l’analyse logique de ses allusions, type de signal complexe qui appartient à la catégorie des « signaux faibles ». » (p. 273)
    « Dès lors, une fois mises de côté toutes les allusions cryptologiques non essentielles de Proust, on s’aperçoit alors qu’il n’en existe en fait que très peu qui soient réellement décisives et, pour ma part, je n’en ai repéré que trois dans toute la Recherche. » (p. 212)
    « Car, en parvenant à être aussi rigoureuse que cryptée, la démonstration proustienne réussit le tour de force de se passer de tout appareil théorique. » (p. 39)
    La clé du Je proustien (des « Je »), décryptée dans son premier chapitre par Marchaisse, lui  est donnée au volume III de la Recherche (Le côté de Guermantes) lorsqu’il est question « de la vocation invisible dont cet ouvrage est l’histoire. » Partant, il s’achemine à prouver que c’est bien le « je » auteur de la Recherche qui dit « je » ici, et non pas son narrateur semi-fictif, qui n’a justement lui encore entrepris aucun ouvrage !

     

    4 Au passage

    « On remarquera que l’on vient de réfuter, au passage, une idée largement reçue, à savoir qu’on ne saurait trouver de véritables démonstrations qu’en mathématiques. Ou tout au plus dans les sciences dites « dures », parce qu’elles sont justement plus ou moins mathématisées. »
    […] « Il en résulte donc bien, plus généralement, que les mathématiques n’ont aucun monopole en matière de démonstration ou de théorème. Car, d’un point de vue logique, l’ensemble des démonstrations mathématiques ne saurait être qu’une partie de l’ensemble des démonstrations possibles. Comme l’ensemble des théorèmes mathématiques ne saurait être qu’une partie de l’ensemble des théorèmes possibles. »
    Au passage, dit Marchaisse. Ben voyons.

     

    5 Théorèmes de Marchaisse

    Les lemmes, axiomes et théorèmes que Marchaisse décrypte de la Recherche n’ont jamais été écrits par Proust, pour l’excellente raison qu’il les a cachés dans son grand œuvre.
    Les théorèmes de Proust sont les théorèmes de Marchaisse.
    Si ces théorèmes de Marchaisse sont vrais, ils sont vrais pour d’autres œuvres que celles de Proust, qu’elles existent ou non à ce jour.
    Le livre de Marchaisse n’est donc pas seulement un livre tourné vers Proust et sa Recherche, au sens où ce qu’il contient donne accès à des connaissances concernant l’œuvre littéraire singulière de Proust et partant, non-transposables à un autre auteur singulier ; c’est également un livre qui quitte Proust et la Recherche, ayant déduit de cette dernière une série de théorèmes valables universellement pour toute œuvre qui serait donc logico-littéraire.
    (La question du pluriel. Marchaisse décrypte neuf théorèmes et intitule son livre Le Théorème de Proust. Ce ne peut être un hasard.)

     

    6 Möbius toi-même

    Les œuvres de Proust antérieures à la Recherche sont ou littéraires ou théoriques et n’auraient presque aucune importance si elles n’avaient été suivies du grand roman ; seule la Recherche, avec l’invention par Proust de son double sujet (lisez Le théorème de Proust, de Thierry Marchaisse), permettra la coexistence en une seule œuvre de deux œuvres, l’une littéraire et obvie, l’autre logique et cryptée, selon le modèle du ruban de Möbius — à la différence toutefois que l’on n’accède à l’œuvre nécessairement par une seule face du ruban, la littéraire, qui oblige à une lecture naïve, le lecteur croyant que le ruban a une seule face (le livre ne se présentant pas physiquement comme un ruban. Je plaisante.)
    « Il se trouve que le premier livre de Proust fut pendant longtemps son seul et unique livre, si longtemps que cela aurait pu aussi bien être le dernier, malade comme il l’était. Proust est resté, en effet, pendant dix-sept ans, « l’auteur de Les Plaisirs et les Jours », puisqu’il a publié ce premier livre à 25 ans (en 1896) et qu’il n’en a pas publié d’autres avant 1913, c’est-à-dire avant le premier volume de la Recherche. »
    Il en va sans doute de même pour les ouvrages précryptanalytiques de Marchaisse consacrés à Proust (de 1990 à 2020), ce que l’auteur laisse entendre dans son Avant-Propos. Il reste à se demander, du coup (car je suis sous le choc), si le livre de Marchaisse, se présentant lui par la face logique du ruban n’a pas une forte dimension littéraire cachée (cryptée ou non).

     

    7  Colombus Marchaisse

    La phrase de Proust à Halévy donnée en exergue à mon premier point peut certainement être retournée (un ruban, après tout…) et l’on peut alors voir éclore le particulier à la cime du général.
    L’auteur n’est sans doute pas sans y penser, à la fin réelle de sa démonstration (juste avant les Annexes) : « Car il y a au moins un certain type d’esprits que la logique de la Recherche ne peut laisser indifférent, à savoir ceux qui sont tournés, comme son auteur, vers la recherche et la création. »
    Et encore, à la même page : « [ …] tous les vieux apprentis créateurs qui partagent l’idéal transgenre de Proust1, et sont donc suffisamment artistes et théoriciens pour être doublement exigeants avec eux-mêmes. Car un tel idéal voue nécessairement tous ses chevaliers servants à expérimenter eux aussi très longuement la stérilité, le doute et l’échec dans leurs « recherches de l’esprit » pascaliennes. »
    Les neuf théorèmes de Marchaisse, après tout, tiennent sur une demi-page. Mais la démonstration logique de l’auteur (les 290 pages du livre) ne serait-elle pas aussi une création littéraire pure ? (Tiens, les Indes…) A moins qu’il ne soit question bien sûr, « d’une œuvre théorique relative à un domaine nouveau. »
     

    Pascal Adam, 30-31 août 2024

    Thierry Marchaisse, Le théorème de Proust, éditions Thierry Marchaisse, 2022

     

     

  • Deux éducations

    Je lis, pour la troisième fois ces dernières années, le De la Tyrannie de Leo Strauss consacré à l'Hiéron, dialogue d'une trentaine de pages de Xénophon. Et comme chaque fois, dans la dernière partie du livre de Strauss, ce passage où apparaissent tout à coup, comme inopinément, deux romanciers, m'épate (oui, m'épate) :

    « Le caractère particulier de l'Hiéron ne se découvre pas à la première lecture, ni même à la dixième, quelle que soit la peine que l'on se donne, si la lecture ne provoque chez le lecteur un changement d'orientation. Ce changement était beaucoup plus facile pour le lecteur du XVIIIème siècle que pour le lecteur moderne qui a été formé par la littérature brutale ou sentimentale des cinq dernières générations. Une deuxième éducation nous est nécessaire pour nous accoutumer à la noble réserve et à la calme grandeur des classiques. Xénophon se bornait à cultiver exclusivement cet aspect des écrits classiques qui est complètement étranger au goût moderne. Il n'est donc pas étonnant qu'il soit, de nos jours, méprisé ou ignoré. Un critique, inconnu de l'antiquité, qui fut sans nul doute un psychologue perspicace, le jugeait des plus modestes. Les lecteurs modernes qui ont la chance d'avoir une préférence naturelle pour Jane Austen plutôt que pour Dostoïewsky, en particulier, comprennent Xénophon plus aisément que les autres. Pour comprendre Xénophon, il leur suffit de combiner l'amour de la philosophie avec leur préférence naturelle. »

    Le livre de Strauss est publié en 1954. Il dit que la littérature brutale ou sentimentale en vigueur aujourd'hui a débuté voici cinq générations, soit environ 125 ans, c'est-à-dire vers 1820. Il désigne sans doute le mouvement romantique (dont Dostoïevski serait une manière d'avatar russe, extrême et terminal). La remarque de Strauss n'est cependant pas une charge contre cette littérature. L'idéal est donc bien de pouvoir lire Austen et Dostoïevski. 

    Je n'ai pas lu Jane Austen. Mais j'ai lu Marcel Proust. Et si, quoiqu'indigne et quitte à faire râler les cons, je m'amusais à déplacer temporellement et géographiquement les références straussiennes, je dirais volontiers qu'il faut tenir ensemble Proust et Dantec (par exemple). 

    22 janvier 2024

  • Vortex 2

    « Je crois que c'est William Burroughs qui dans un texte à propos de Kerouac, établit ainsi la distinction entre l'Auteur et le Narrateur : le Narrateur est l'espion envoyé par l'Auteur dans le monde que celui-ci est en train de créer. Un écrivain n'est jamais . »

    Dantec, Villa Vortex

     

    PS : Proust ne serait peut-être pas d'accord mais il ne dirait pas le contraire pour autant (à suivre, un de ces quatre, avec Thierry Marchaisse).

    8 janvier 2024

  • 1913

    Georges de La Fuly a publié sur son blog un texte qui parle, entre autres, de Stravinsky et de 1913. Je lui "réponds" ici.

    Cher La Fuly,

    J'ouvre méchamment, pardon, avec une citation de l'informaticien d'Open AI, Ilya Sutskever : "Si vous placez l'intelligence au-dessus de toutes les qualités humaines, vous allez passer un sale moment." Sutskever a publié cette phrase sur X (ex-Twitter) le 7 octobre 2023. Il ne parlait pas (quoi que, soviétique devenu canadien, il ait longuement vécu en Israël) de l'attaque surprise du Hamas, mais de telle avancée proprement effrayante de l'Intelligence Artificielle ; avancée qui a effrayé semble-t-il ses découvreurs mêmes, au point de les faire (brièvement) se demander s'il ne serait pas plus raisonnable de "décélérer". D'ici quelques années, presque tout le travail intellectuel sera automatisé, ceci incluant évidemment "les arts" et "l'écriture". (Cela tombe bien, un quart des 25-35 ans français est titulaire d'un bac+5 dont la plupart sont bidons (espérons que nous pouvons encore excepter les sciences) ; notre pays travaille à aligner une armée mexicaine de péones officiérisés en tenue bigarrée ; mieux, une armée mexicaine de crevards et zombies. Voilà qui est réjouissant : Pour une fois que nous n'avons pas une guerre de retard, c'est que nous en avons douze !)

    Vous avez une fois relevé, mon cher La Fuly, le propos d'une dame toute simple disant à la télévision en 1978 que c'est bon "de vivre sans gêner le voisin". Pas sans être gêné par lui. Non, sans le gêner. C'est émouvant ; c'est émouvant comme l'est votre phrase, son pronom sujet désignant le compositeur Igor Stravinsky : "Il va gentiment attendre que Schoenberg meure pour écrire de la musique dodécaphonique." Il y a là, pour ainsi dire l'air de rien, une grande délicatesse. Celle de Stravinsky, sans doute ; mais la vôtre aussi bien, qui est de 2023.

    J'ai commis l'enthousiaste imprudence de vous dire sitôt après lecture de votre beau texte, Le dos de Pierre Monteux, que "si nous sommes évidemment éloignés de 1913, nous sommes aussi en 1913." Les gens aujourd'hui vont s'en ficher tout à fait de gêner ou non leur voisin. Peut-être. Pas vous. Les gens dont vous parlez, Debussy, Stravinsky, Nijinski, ne sont pas le tout-venant de leur époque ; pas plus qu'aujourd'hui La Fuly (je prends au hasard votre nom pour finir ma liste en -i/y). Je vous ai dit à propos de votre texte extraordinaire, parfaitement admirable, qu'il faudrait y répondre ; j'essaie et ce sera tout à fait insuffisant. Je risque surtout de ne pas arriver où je voulais aller.

    1913, c'est évidemment l'année d'avant la guerre. De ce point de vue au moins, pas finaud, on peut craindre, à voir s'allumer les conflits intérieurs et extérieurs, que 2023 ne précède 1914. Mais la chose à laquelle je voulais répondre, je crois, est résumée par cette votre affirmation : "Nos aïeux côtoyaient des génies, nous côtoyons des larves." Je donne tout de même tout le passage :

    "Quatre chefs-œuvre de cette époque (Jeux, de Debussy, le Sacre, de Stravinsky, le Prince de bois, de Bartok, et les Six Bagatelles pour quatuor à cordes d'Anton Webern) pourraient suffire à en faire la plus passionnante de toutes (Ravel décrira ce temps comme le plus heureux de sa vie), mais il faut encore y ajouter tant de créations et tant d'esprits incomparables, tant de subtilité et d'espérance, et la grande ombre de Proust… Lorsque nous nous penchons rétrospectivement sur l'année 1913, il nous semble que toute l'intelligence, tout l'esprit, tout le raffinement d'une civilisation s'étaient donné rendez-vous en ce point de l'espace et du temps. Cent-dix années se sont écoulées depuis lors, et ces cent-dix années nous semblent, avec la Grande Guerre qui les a ouvertes, les portes du Désastre mondialisé et déculturé au fond duquel nous suffoquons. Nos aïeux côtoyaient des génies, nous côtoyons des larves. Ils vivaient au printemps, nous vivons au fin fond de l'hiver."

    Ou cet hiver sera le dernier, et c'est la fin des temps : c'est une hypothèse à laquelle, d'ailleurs, je ne suis pas totalement fermée : la chute démographique de l'occident, la montée de l'islamisme, les guerres en cours et les débiles légers disposant d'arsenaux nucléaires pourraient fort bien terminer l'aventure. Ou un printemps viendra, et il ne ressemblera pas à cet immense massacrement estival de 1914-18 ! Je sais, j'ai l'air de vous prendre au pied de la lettre. Mais il le faut. Comme vous le savez je crois, j'ai écrit plus de vingt ans des pièces de théâtre dont aucune, et tant mieux, ne demeurera. J'ai mis fin récemment à cet anachronisme (au mieux qualifiable de "touchant"). Malraux disait, mais je ne sais plus où, peut-être dans son magnifique, posthume et méconnu L'homme précaire et la littérature, qu'au seizième (?) siècle, personne n'avait vu arriver la peinture et que le monde artistique ne jurait que par la mosaïque... (Je feuillette depuis une bonne heure ce livre, dans l'espoir de tomber sur cette phrase, qui ne s'y trouve peut-être pas. Mais, je trouve celle-ci, parmi tant d'autres étincelantes, qui va mieux encore illustrer mon propos :) "Les successeurs de Michel-Ange et de Titien ne seront pas des peintres, mais Shakespeare, Monteverdi, Corneille."

    Quels furent et sont les successeurs de la France, morte dans une plaine belge, le 18 juin 1815 ? A la fin de la centaine de pages qu'Hugo consacre à la bataille de Waterloo dans les Misérables, un homme apparaît, qui vient faire les poches des cadavres : c'est Thénardier. Même le vieux De Gaulle, qui avait lancé (d'Angleterre !) son appel à la résurrection, 125 ans jour pour jour après la mort, devait avouer au même Malraux, juste avant de mourir, et en prenant un exemple américain, qu'il était comme le vieil homme d'Hemingway, qu'il n'avait ramené qu'un squelette. Les Thénardiers ont pris du galon depuis 1815, ils portent une brochette de noms connus, de Giscard à Macron et continuent de faire impunément les poches des Français morts. Quant à Cosette, qu'il faut appeler Marianne, tout le monde lui passe dessus, au nom béni de l'allahïcité.

    Ce qu'il reste d'esprits cherchant l'absolu, et le prenant trop souvent encore pour la gloire, qu'ils ne trouvent que très relativement, s'enorgueillissent de leur panache dans la défaite ; c'est l'axe Cyrano-Platini. Toute victoire est nous suspecte, sinon, quoi que cela veuille dire, fâchiste. L'idéal politique est d'en ôter même toute possibilité.  

    Je m'éloigne de Stravinsky et de 1913, mais comment faire autrement ? Je sais bien que je suis complètement à côté. Puisse cela permettre de se parler. Il y a, vous avez bien raison, nombre de larves. Elles sont en pleine lumière. Entrons dans l'ombre. Dans la pénombre. Je ne comprends pas pourquoi les écrivains français intéressants d'aujourd'hui veulent à tout prix remonter au XIXème siècle. Pour éviter, comme la pauvre Despentes, de patauger à jamais dans les années 80 (ce qui l'amène en 2020 à régler des comptes imaginaires avec je ne sais quel fantasmé John Wayne...) ? Houellebecq regarde un peu dans l'avenir, il est bien le seul, puis il se recroqueville et lance une provocation en post-français standard. Et ça mord ? Ça mord.

    Je vous écris de mon pays perdu, qui est le vrai pays trouvé et retrouvé. Peut-être que tout tient là, à ne presque plus fréquenter personne. Je préfère côtoyer des gens simples (qui ne le sont sans doute pas). Vous êtes, vous aussi, j'imagine, dans votre pays lointain. Des campagnes françaises. Pourtant mon courrier vous parviendra en une seconde à peine. 

    Malraux intègre dans sa réflexion sur les arts le cinéma (déjà fini), les feuilletons, le journalisme et les médias (l'audio-visuel). L'exemple de cette ouverture est à suivre. Qu'est-ce que nous ne voyons pas, et qui est sous nos yeux ? "[...] nos peintres du XVIIIème siècle n'ignoraient pas les statues gothiques devant lesquelles ils passaient chaque jour. Ils ne les voyaient pas. Puis, ils les ont vues. L'énigme est la même en littérature, et c'est pourquoi l'imprimerie ne suffit pas à la résoudre." Le Malraux des années 70, qui récapitule une pensée anthropologique et artistique immense, ne fait presque pas cas de la science. Il comprend le passage (de l'Esprit, suis-je presque tenté de dire) d'un art à l'autre comme personne, mais il exclut, sans doute involontairement, parce qu'il est âgé et que les connaissances précises lui font défaut (?), tout le domaine scientifique, qui étale pourtant au grand jour son pouvoir naissant et sa prométhéenne ambition. Et si l'on était passé, comme de Michel-Ange à Shakespeare, de Proust à Grothendieck ? Et mieux (ou pire), de Gödel à Elon Musk (pour le meilleur et pour le pire) ?  S'il y avait des sauts, plus encore que des passages ? (Chronologiquement, le Malraux des dernières années est à mi-chemin entre 1913 et nous.) L'album de Tintin, Objectif Lune date de 1953 et la France des débuts de la Vème espérait encore jouer non seulement la carte nucléaire, mais aussi celle de l'art, de la science (on développe une informatique française) et la course à l'espace. L'immense vague de merde du giscardo-mitterrandisme noiera tout ça dans l'à-quoi-bon égalitaire sauce Jack Lang. Vive la fête de la musique !

    Les succès 2023 du cinématographe sont, dans l'ordre d'apparition historique des personnages : Napoléon, Oppenheimer, Barbie (il fallait bien une héroïne). Le symptôme est flagrant et tout est amerloque (britanniques inclus). Pendant ce temps, la question quelque part en Californie est de savoir si l'homme hybridé à l'IA pourra faire face à l'IA se débarrassant comme de chiendent de l'humanité dont elle sort (et justement, elle la quitte). Vous avez remarqué comme il n'y a plus d'Italie ?

    Je me relis et cette réponse n'est pas du tout satisfaisante, au moins narcissiquement. Les gens les plus intéressants de notre époque, pourquoi écriraient-ils de la musique, du théâtre, et même, allez, des romans, puisque la culture est devenue cette merde ? Même la bonne vieille tradition juridique s'effondre avec tout le bâtiment... et les meilleurs esprits n'iront pas à Saint-Cyr, ni dans la porcherie qui a remplacé l'ENA. Philip Roth, que j'aime assez modérément, disait en 2011 que "dans vingt-cinq ans", en 2035 environ donc, "il y aura encore des lecteurs de romans, mais aussi peu nombreux que ceux qui, aujourd'hui, lisent de la poésie latine." Cela ne me semble pas valoir que pour les Américains. Des choses finissent. On peut s'échiner à les prévoir, les anticiper, il se peut bien qu'une bombe un de ces quatre matins vienne relativiser définitivement nos chimères. Nous passons.

    "Au fil des jours, le temps s'égrène, impitoyable / Comme un ruisseau furtif, il emporte nos vies, / Les heures s'enfuient, légères, inassouvies, / Et la mort, tapis dans l'ombre, est implacable." C'est le premier quatrain d'un sonnet que je viens de demander à ChatGPT d'écrire sur la mort et le passage du temps. Les règles respectées ne sont manifestement pas celles de la prosodie française. Ce "tapis dans l'ombre" est amusant. La mort est un tapis dans l'ombre sur lequel je vais m'étendre (devant la cheminée). (Je me demande si la version payante aurait fait mieux.) Je redemande seulement un quatrain, avec "un ou deux gros mots" : "Dans l'étreinte du temps, putain d'implacable, / La mort guette, sans pitié, tel un funeste bal. / Les secondes s'égrènent, foutu carnaval, / Et l'ombre grandit, saloperie inévitable." Je compte trois gros mots. Je le luis dis. L'IA s'excuse et refait le quatrain avec un gros mot, mais j'en compte encore deux (elle a simplement remplacé "saloperie" par épreuve"). J'en déduis qu'elle ne considère pas "foutu" comme un gros mot. Elle s'excuse et remplace "foutu" par "maudit". (Elle ne présente pas ses excuses, mais "s'excuse".) A ma demande, elle a expliqué quelles règles elle avait suivies, et quelles non, et pourquoi (langue familière et rythme moins rigide pour donner un effet décontracté et expressif). La conversation s'est terminée ainsi : - C'est bien d'avoir le sens de l'initiative. - Merci pour votre compréhension.

    En 1913, la France et l'Angleterre, talonnées de près, se taillent encore la part du lion dans la lutte permanente pour la domination mondiale. Nous descendons depuis cent ans, les Anglais montent. Venue de Russie, Stravinsky qui est en 1913 à Paris, quittera l'Europe en 1940, l'autre grand point de bascule qui verra la naissance de l'imperium américain, et mourra... à New York en 1971. (Heureusement que je ne me suis pas engagé à vous remonter le moral !) En 1913, Proust publie à compte d'auteur. Il est très loin d'être Proust. Personne ne semble croire à ce petit mondain snobinard. Par un fait extraordinaire, la grande guerre ne l'empêchera pas de devenir Proust (et de venger Napoléon). Après quoi commencera la fin de la littérature française. Céline part de haut, mais c'est déjà le dévers. Jusqu'à Malraux, qui meurt en 1976. Ensuite, les choses ne se passent plus en France ni en  Europe (radotage et confusage). J'ai bien fait de commencer ce courrier par Sutskever, qui est en Californie. Il vient lui aussi de Russie ; nombre des informaticiens de l'IA sont européens (anglais, russes, français, polonais, albanais), mais il n'y a plus rien ici. La nouvelle Méditerranée, c'est le Pacifique, c'est une grande mare, mais elle ne va pas être très nostrum.

    Je m'arrête là, cher La Fuly, j'ai fait tout à fait autre chose que ce que je voulais, nous sommes bien en 1913, à ceci près que nous sommes au fond de la province mondiale et que nous ne savons pas vraiment qui sont nos Stravinsky, Debussy, Webern et Bartok. Je retourne à mon roman que douze personnes liront (dont un traître), qui se passe dans un futur européen qui ne viendra pas, avec la conscience nette de ne pas l'écrire dans la bonne langue. (Il faudrait l'écrire en phinégantsouèque, non ?) il est tard, en effet. La nuit tombe - la nuit qui ne connaît pas l'Histoire, est la dernière phrase des Chênes qu'on abat. Soyons nyctalopes, ne gênons pas notre voisin, tout tapage nous nuirait, toute reconnaissance par des autorités serait imbécile. Tapissons-nous dans l'ombre.

    28 novembre 2023