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Livre - Page 4

  • Machine (1)

    Je me suis envoyé un courriel avec plusieurs fichiers du texte en cours.

    Au moment d'écrire l'objet du courriel, je n'ai pu écrire "roman".

    J'ai écrit "machine".

    C'était d'ailleurs le titre d'un des fichiers.

    Dans le livre de Serge Bramly sur Léonard de Vinci (Lattès, 1988), j'ai lu :

    « Dans l'Italie du XVème siècle, les mots machine et édifice sont à peu près interchangeables. »

    Cristina Campo parlait du poème de Proust, d'aucuns parlent de sa cathédrale, il est aussi possible de parler de sa machine.

    9 septembre 2024 

     

     

  • La Lucia Joyce d'Eugène Durif

    C'est elle, Lucia, Livia, l'écho vivant du Wake.

    « Tu es tellement dans ce livre, ma chérie. » Dit Babbo, Jim Joyce. Le père tant aimé (alors que la mère, non ; c'est entre ces deux femmes la guerre, et Gorgio, le frère tant aimé de l'enfance, a pris le parti de la mère).

    « L'écrivain avait voulu penser aussi que lorsqu'il en aurait fini avec cette œuvre "in progress" (c'était le nom qu'il lui donnait avant qu'elle ne devienne Finnegans Wake), sa fille irait bien, irait beaucoup mieux ! »

    O.

    Et puis il y a le parpaillot Sam Beckett, écho inverse et dont le nom varie parfois, mangé par le silence. 

    « Gardez le silence, gardez le bien, avec vous il ne risque pas de s'échapper. »

    Je ne croyais pas que Durif réussirait sa Lucia Joyce, qu'il serait possible qu'elle nous parvienne en français et seulement en français, mais il y réussit (peut-être même parce qu'elle est devenue pour lui un pur personnage de fiction) : on la voit et on pleure. D'internement en internement. Tellement d'amour, de douleur. De ressassement. Et de beauté enfin.

    « Tout cela simplement parce que j'éprouvais des sentiments trop forts au moment où l'autre ne les éprouvait pas tout à fait comme moi ! Et j'en pleurais ou j'en criais d'un coup, quoi de plus normal après tout ! Oui, une agitée... »

    Je me suis glissé dans la peau de cette femme, avoue Durif à la fin. Dans celle de Sam Beckett aussi, et même de Joyce, et des cousines Schaureck qui témoignent... La plus maltraitée, c'est tout de même Nora. Mais la fiction est vraie. C'est fou à ce point : à travers l'invention avouée et malgré la langue française, sans doute grâce à cette façon chapitre après chapitre d'« approximer » différemment personnages et situations, on aperçoit Lucia. Chapeau. 

    21 août 2024

    Eugène Durif, Lucia Joyce, folle fille de son père, Editions du Canoé, 2022

     

  • The Sunset Limited, de Cormac McCarthy

    The Sunset Limited est un pièce de théâtre, un huis clos. Publiée aux USA en 2006, elle n'est pas traduite en français ; mais on peut sans doute regarder le film qu'a tourné Tommy Lee Jones, dans lequel il donne la réplique à Samuel L. Jackson.
    Elle met aux prises, dans le même appartement new yorkais miteux, du début à la fin, deux hommes qui ne se connaissent pas et n'avaient rien pour se rencontrer : un professeur blanc, savant, désabusé, qui vient de rater à l'instant une tentative de suicide et un homme noir, ancien taulard, très pauvre et satisfait de l'être, converti au Christ par la Bible.  Le second empêche le premier de sortir tant qu'il ne lui aura pas fait la promesse de ne pas recommencer son geste suicidaire du matin, qui consistait à se jeter sous les roues du train.
    On retrouve ici, en condensé, un certain nombre des obsessions du romancier. Je trouve plaisant la façon dont McCarthy fait parler ses personnages : l'oralité est puissamment présente, et diffère avec les personnages et les moments ; une transposition en français de cela serait très difficile, et paraîtrait sans doute très artificielle. But here you is.
    (On imagine encore mal en français, je crois, qu'une certaine profondeur de vue soit compatible avec une forme de mal parler ; on tolère un Céline parce qu'il a stylisé très fort une oralité qui n'existe qu'écrite, et parce qu'il doit rester seul.)
    Il me semble important de comprendre que ce court livre de McCarthy est une clé de lecture de l'ensemble de son œuvre et que, significativement, elle n'est pas écrite sous forme romanesque. (L'auteur a écrit en 1995 une autre pièce, non traduite, The Stonemason, dont je ne sais rien.)
    Je note que l'édition anglaise, même pour un écrivain aussi connu désormais que Cormac McCarthy, se croit obligée de préciser sur la couverture que cette pièce de théâtre est a novel in dramatic form. Et comme si cela ne suffisait pas, d'ajouter que cela grips from the very first page, ce qui doit être vrai puisque c'est le Financial Times qui le dit.

    29 août 2024

    Cormac McCarthy, The Sunset Limited, Picador 2010

  • Nous autres, de Zamiatine

    Le premier. 1920. Sans lui, ni Huxley ni Orwell.
    Poursuite du bonheur façon soviet.
    Etat Unique.
    Désindividuation. Numéros. D-505, le narrateur, va penser. Donc trahir.
    Couvre-feu. Guerre à l'imagination. Et aux plaisirs (y compris alcool, tabac).
    Conquête spatiale.
    Découplage sexe/reproduction.
    On y est.

    « Ecoutez, dis-je à mon voisin en le tirant par la manche. Ecoutez, je vous dis ! Répondez-moi : de l'autre côté de la limite de votre univers fini, qu'y a-t-il ? »

    Zamiatine est d'une grande finesse sensible.
    Son écriture est d'une grande économie. La poésie partout affleure.
    On est presque surpris que livre ne soit pas en vers.

    « Seuls les anciens connaissaient la pitié, résultat d'une profonde ignorance de l'arithmétique, qui nous paraît ridicule à l'heure actuelle. »

    (Il y a un lien, je crois de plus en plus, entre le vers et la technologie.
    Un lien logique.)

    (De toute façon, si l'on considère que les langues ont toujours eu deux régimes, vers et prose, la disparition de l'un n'est que le prodrome de la disparition de l'autre. Et appeler vers n'importe quoi ne change rien à la chose.)

    21 mai & 3 septembre 2024

    Eugène Zamiatine, Nous autres, traduction de B. Cauvet-Duhamel, Gallimard, 1971. (Notons que plusieurs nouvelles traductions sont récemment sorties.)