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Livre - Page 8

  • L'or, de Blaise Cendrars

    Je n'avais pas lu L'or, dont un exemplaire a magiquement atterri sur mon bureau quand mon roman a d'une pichenette envoyé la Californie dinguer dans le Pacifique. Le hasard n'existe pas. C'est un merveilleux conte et le meilleur western que j'ai vu depuis longtemps. C'est aussi une manière de parabole biblique, un contrepoint amusé à Job. Cendrars est merveilleux de simplicité et sa brève épopée malheureuse du magnifique Suisse Johann August Suter, "inventeur" si j'ose dire de la Californie, est parfaite. Le seul livre du XXème siècle auquel il me semble pouvoir être comparé, par la simplicité et la puissance, est Le vieil homme et la mer. 

    16 janvier 2024

    L'or, Blaise Cendrars, Folio Gallimard

  • Sans queue ni tête ?

    En 1976, le numéro 26, dirigé par la gentiment déraillée Hélène Cixous, de la trop sérieuse todorovo-genettienne revue Poétique est consacré à Finnegans Wake. On y trouve un texte à peu près intéressant de Jean-Pierre Martin, « la condensation ». Je me suis plus attaché à quelques morceaux du texte de David Hayman, pourtant intitulé « Réseaux infra-structurels dans Finnegans Wake » (je dirais hérétiquement ceci : On y comprend entre les lignes que l'important n'est pas dans la structure, mais qu'il faut tout de même faire comme si ce qui est sous la structure appartenait à la structure. La phrase la plus emblématique de ce qu'il fallait faire entendre aux universitaires-sachant-tout est celle-ci : "Il ne faut jamais sous-estimer les remarques que l'on doit à Joyce lui-même." Tu m'étonnes. Quelle époque que ces années 60 et 70, où l'on a volontairement tout compliqué, pour mieux tout abandonner ensuite et qu'il ne demeure finalement, rien. Après nous le déluge. C'est réussi, pour sûr).

    « Dès 1923, Joyce avait composé, à partir de notes personnelles, une série d'épisodes non-narratifs ou séquences narratives minimales, où il mettait en jeu des fragments ou débris soigneusement sélectionnés d'une culture disparue. Après avoir envoyé les manuscrits de ces esquisses à Harriet Weaver, son mécène, il lui écrivait : "... ce ne sont pas des fragments, mais des éléments actifs, et quand il se seront multipliés et auront mûri un peu, on les verra commencer à se fondre ensemble." Il ne faut jamais sous-estimer les remarques que l'on doit à Joyce lui-même. En fait, Finnegans Wake est entièrement édifié sur ces passages anciens, nœuds fondamentaux du livre, qui, en divers styles burlesques, décrivent des moments cruciaux dans le cycle masculin, tout en faisant apparaître un certain nombre d'étapes dans l'histoire de l'Irlande, de l'humanité et de l'individu. »

    Un peu plus loin, Hayman, qui vient de détailler ces cinq "nœuds fondamentaux du livre", en arrive à cette conclusion (qu'il contredit immédiatement ensuite) : « Ces fragments ne constituent pas des récits véritables, à moins que l'on élève à la dignité de genre traditionnel le récit sans queue ni tête. » Il est amusant qu'Hayman qui vient de citer Joyce écrivant à Harriet Weaver et de souligner qu'il ne fallait pas sous-estimer les remarques de Joyce, continue de parler de fragments, quand l'auteur dit justement qu'ils n'en sont pas, mais des "éléments actifs". Où Joyce parle de vie, d'une vie en tout cas capable de croître et de se multiplier, Hayman ne peut pas ne pas voir structures et infra-structures."

    Pourtant, ce n'est pas pour ses défauts que la contribution d'Hayman est intéressante (je n'avais pas pensé, commençant ce billet, en dire du mal), mais pour ce qu'il soulève justement de la conception joycienne du livre comme élément vivant.

    15 janvier 2024 

  • Nouvelle du jeu d'échecs, de Stefan Zweig

    La dernière œuvre de Zweig, achevée deux jours avant son suicide en 1942, est la première que je lis, si j'excepte quelques longs et beaux passages du Monde d'hier. La nouvelle est prenante et sans doute symbolique, quoi que ce à quoi renvoie précisément le symbole me demeure opaque, ou disons, dépoli. Les quatre personnages sont très réussis, et renvoient à des types d'humanité différents, et le jeu d'échec est sans doute la dernière chose dont parle la nouvelle. Le narrateur écoute, quoi que personne ne parle réellement à personne. L'apprentissage du jeu par le docteur B., lorsqu'il est enfermé par les nazis, est tout à fait symbolique, et les nazis eux-mêmes ont l'air de renvoyer à autre chose qu'à eux-mêmes (ce qui est assez rare, en général ils servent de terminus aux métaphores). Le sens profond de la nouvelle tient peut-être à son mystère, que nombre de gens prennent pour une énigme qu'ils s'astreignent à déchiffrer et sur laquelle ils plaquent au petit bonheur leurs obsessions. Mais je me trompe certainement.

    15 janvier 2024

    Nouvelle du jeu d'échecs, Stefan Zweig, traduction de Bernard Lortholary, Gallimard, 2013

  • La nuit au bord du fleuve de la vie

    Dans le numéro de février-mars 1964 des Lettres nouvelles, revue de Maurice Nadeau, on trouve un texte (traduit par Erik Veaux) d'une grande clarté d'Egon Naganowski, « La nuit au bord du fleuve de la vie » consacré au réputé très difficile Finnegans Wake de Joyce. Je ne sais plus exactement comme je suis entré en possession de cet ouvrage ; peut-être était-ce pour le texte de Malcolm Lowry ouvrant le volume (ou pour Enzesberger, plus que pour Boulez, Moravia ou Michel Bernard (probablement Tournier)). On y peut lire un résumé extraordinairement limpide de l'action se déroulant dans le roman. (Il fallait évidemment que ce papier passionnant fût publié en deux parties... de sorte qu'il me reste à dégotter le numéro d'avril-mai 1964...)

    « Quand, en 1923, le sculpteur August Suter demanda à Joyce quelle serait la structure de l'œuvre à laquelle il travaillait déjà, l'écrivain répondit : "Je n'en ai pas la moindre idée. Elle me fait penser à une montagne où je creuse des tunnels dans diverses directions, mais en ignorant ce que je trouverai." Cette technique du "percement de tunnel" provenait entre autres de ce que l'auteur, ainsi qu'il ressort du travail de collationnement donné en appendice au livre d'Ellmann, a créé divers fragments sans suivre l'ordre de leur présentation : ainsi, par exemple, le début du roman ne fut écrit qu'en 1926, les parties centrales dans les années 1923-24, etc... Joyce sautait d'un passage à l'autre, revenant au premier livre ou bien passant au dernier. C'est une méthode analogue qu'il faut appliquer si l'on veut présenter un récit très général de ce qui " se passe" dans ce livre-rêve. »

    Il s'agit en somme de percer des tunnels dans le fleuve de la vie.

    13 janvier 2024

  • Vortex 3

    « Depuis quand Dieu permet-il aux machines de prendre la parole ? demandait Edison, dans L'Eve future de Villiers de l'Isle-Adam. »

    Toute la partie réaliste du roman publié en 2003 se déroule entre 1989 et 2001, entre la chute du Mur et le 11 septembre. Mais de même que l'Histoire a mené là les protagonistes, eux vont mener l'histoire au-delà de leur propre vie. Les enquêtes commencent avec des fax dans un monde fumeur, on voit Internet arriver doucement et plus violemment le chaos dans la société française, les machines (institutionnelles et technologiques) prendre le pas sur des humains qui se refusent à devenir machines et à rivaliser avec elles, à les doubler dans un monde (ou un anti-monde) à elles inaccessible. Le roman se termine dans le futur avec des hommes presque vivants et connectés par IA cérébralement implantée à la bibliothèque mondiale ; car comme l'avait dit Wolfmann, « désormais les guerres à venir seraient des guerres conduites entre des bibliothèques rivales ».

    Certaines pistes policières du roman n'ont pas été explorées. L'écho qu'elles ont avec certaines actualités le fait presque regretter. Par exemple, ce qui qui suit, dit par l'ex-soldat répondant au pseudonyme de Carnaval :

    « Sachez que votre tueur n'enlève peut-être pas lui-même ses victimes. Sachez qu'il existe un circuit sur le marché noir, un circuit qui a pour tâche de revendre de jeunes enfants ou des adolescents à des pervers sadiques. Il y a des kidnappeurs professionnels, branchés avec ses réseaux, et ils les fournissent en chair fraîche, même Wolfmann a du mal à intégrer cette idée, mais c'est une certitude. »

    Si Villa Vortex était réduit à ses enquêtes policières successives, lesquelles échouent d'ailleurs toutes, sa puissance balaierait encore la plupart des romans de sa décennie. Les deux cents pages finales (j'ai séché les cinquante dernières) où le roman poursuit pour ainsi dire sur sa lancée après la mort de tous ses personnages (Kernal, Nitzos, Wolfmann, Mazarin, le tueur des centrales) sont trop longues (il faut cinquante pages avant que Narkos ne naisse de la fusion des personnages morts dans quoi ? sinon le cerveau de l'auteur Dantec sur lequel nous sommes branchés) mais devaient être tentées. Et s'il est amusant de relire en 2024 les errances terminales de ce Narkos naviguant entre la vie et la mort, c'est aussi parce qu'elles sont censées avoir lieu en « octobre de l'An 72 Après-la-Bombe », donc en octobre 2017, et que la prophétie de Dantec ne manque pas d'humour...

    « Ensuite la machine à écrire vivante se branche sur le réseau mondial du flux satellitaire de l'information permanente : les Troupes de la République corse du Val-de-Marne appellent à marcher sur les lignes tenues par la Fraction Révolutionnaire Anarchiste de Disneypolis. En réponse, le Rassemblement Unitaire anti-fédéral a repris sa compagne contre les positions tenues par la Garde François Mitterrand du Front Socialiste pour l'Instauration Obligatoire de la Liberté, et ce dans toute la banlieue est. La machine zappe, court d'une fréquence à l'autre : le Groupe Salafiste pour le jihâd et la conservation de la foi dans les territoires occupés de la Seine-Saint-Denis a semble-t-il entrepris des représailles contre ses rivaux du Mouvement Islamique pour l'instauration immédiate de la charia-Commandement Général Nord. Mais la pression exercée sur lui par les soldats de l'Union pour la Croisade Républicaine l'oblige à interrompre ses opérations. »

    Et ainsi de suite quatre pages durant. On peut en rire... parce que, visiblement, c'était déjà mort en 2003.

    7 janvier 2024

    Maurice G. Dantec, Villa vortex, Gallimard (la noire), 2003