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Livre - Page 10

  • Le réseau des clochards du futur

    « — Combien êtes-vous en tout ?

    — Des milliers, sur les routes, les voies de chemin de fer, clochards au-dehors, bibliothèques vivantes au-dedans. Rien n'était prémédité au départ. Chacun avait un livre dont il voulait se souvenir et il y est parvenu. Puis, durant une période d'une vingtaine d'années, nous nous sommes rencontrés, en voyageant, nous avons tracé les mailles du filet et élaboré un plan. La notion la plus importante que nous avons dû nous ancrer dans la cervelle, c'est que nous étions des personnages sans importance, que nous ne devions jamais devenir pédants, nous croire supérieurs à qui que ce fût. Nous ne sommes rien de plus que des couvertures de livres poussiéreuses. Certains d'entre nous vivent dans de petites villes. Le chapitre I du Walden de Thoreau à Green River, le chapitre II à Willow Farm dans le Maine. Et même il existe une ville dans le Maryland, une ville de vingt-sept habitants, aucune bombe ne touchera cette ville où sont réunis les essais complets d'un nommé Bertrand Russell. On pourrait presque tourner les pages de cette ville, habitant par habitant. »

    Ray Bradbury, Fahrenheit 451, traduction d'Henri Robillot, Denoël, coll. Présence du futur

     

  • Fahrenheit 451, de Ray Bradbury

    Au milieu de la nouvelle, le vieux professeur Faber casse en quelque sorte le morceau et dit deux choses : que les pompiers pyromanes de l'Etat (l'expression est à prendre au premier des 451 degrés) sont simplement là pour faire du divertissement, du spectacle (ce que la fin corroborera, avec la mort habilement filmée d'un inconnu que l'on fera passer pour le héros Montag) et que les gens ont de toute façon arrêté de lire d'eux-mêmes. Le livre bascule ici, et l'on comprend pourquoi ces pompiers post-hitlériens qui brûlent des livres ne sont pas son réel sujet. Déjà le capitaine Beatty nous avait paru beaucoup trop cultivé (même si l'on admet que tout pompier a eu un jour la tentation de savoir ce qu'il y avait dans les livres, il en sait vraiment trop) ; c'est lui qui parle ici :

    Les classes sont écourtées, la discipline négligée, la philosophie, l'histoire, les langues abandonnées, l'anglais et sa prononciation peu à peu délaissés, et finalement presque ignorés. On vit dans l'immédiat. Seul compte le boulot et après le travail, l'embarras du choix en fait de distractions. Pourquoi apprendre quoi que ce soit, sinon apprendre à presser les boutons, brancher des commutateurs, serrer des vis et des boulons ?

    En 1953, sur un spectre de guerre nucléaire qui ne nous a que brièvement quittés, Bradbury comprend que la démocratisation des drogues et technologies diverses (médecines, sports, musiques d'ambiance permanente, travail répétitif, télévision interactive surtout (sorte de sitcom-jeu vidéo et de pré-internet)) doublée de la tyrannie des minorités qui doit aboutir à la non-expression (et mieux, à la non-formulation mentale) de toute opinion travaille à instituer le bonheur obligatoire pour tous. Lequel a pour corollaire l'évacuation simultanée de la reproduction et de la connaissance (puisque le sens de cette dernière résidait en grande partie dans la transmission de son propre contenu). Le suicide (jusqu'ici plus ou moins raté, du fait de l'intervention de Montag) de Mildred ne laisse en elle aucune trace et lui demeure à elle-même inconnu (non moins que sa rencontre dix ans avant avec son mari : il n'y a plus ni ni quand) ; c'est bien là que se tient le stérile Occident de nos années 2020. 

    12 novembre 2023

    Ray Bradbury, Fahrenheit 451, traduction d'Henri Robillot, Denoël, coll. Présence du futur

  • Modèle de composition II - Faulkner

    Si je t'oublie, Jérusalem, de William Faulkner

    (Les palmiers sauvages)

    Le roman (qui a retrouvé aujourd'hui le titre choisi par l'auteur: Si je t'oublie, Jérusalem) alterne deux histoires en dix chapitres (cinq pour chacune, donc), on serait tenté de dire deux nouvelles, qui ne se rencontrent apparemment pas : Les palmiers sauvages  et Le vieux père (ce vieux père étant le Mississipi, old man river).

    "Le vrai domaine de Faulkner est celui des mythes éternels, tout particulièrement ceux que la Bible a popularisés." Maurice Edgar Coindreau

    Le traducteur M.-E. Coindreau dans sa préface, qu'on peut lire seulement dans l'ancienne édition des Palmiers sauvages, établit avec précision, souvent contre la critique américaine,  l'enchevêtrement de thèmes (y compris naturels et bibliques, l'air et l'eau) présents dans les deux histoires, se répondant, et donnant au roman son unité.

    Je dirais que dans la première histoire, un homme qui est presque médecin part vivre avec une femme mariée qu'il finit par tuer en pratiquant sur elle un avortement dans des conditions de fortune ; tandis que dans la seconde, un homme emprisonné qui est presque un criminel mais ne rêve que de rester emprisonné, se trouve, du fait de la grande crue du Mississipi, recueillir et protéger courageusement dans sa barque une femme enceinte qui bientôt donne naissance à un enfant. A la fin de chaque histoire, les deux hommes sont en prison.

    6 décembre 2023

     

  • La leçon de Belloc

    Nous ne posséderons rien, ou pas grand-chose. Il se peut même que le peu que nous possédons fonde encore, et très vite, dans les années qui viennent. L'Etat servile, d'Hilaire Belloc, écrit en 1912, raconte très bien comment, en Angleterre du moins, le Moyen Âge avait petit à petit éliminé le servage au profit d'une société essentiellement constituée de petits propriétaires capables de solidarité. Small is beautiful. Puis comment, avant même la révolution industrielle, les terres des gens avaient été spoliées par une couronne incapable cependant de même les conserver (le roi lui-même devenant une marionnette salariée...) ; échec qui avait permis la naissance d'une oligarchie nouvelle de grands propriétaires terriens et le retour du servage, sous la forme épatante du salariat (ou le salarié contracte librement puisqu'il a en effet le choix entre la misère et la mort) ; et que c'est cette réalité qui avait permis que l'essor industriel soit cette atroce exploitation des prolétaires anglais. 

    Inspiré du Moyen Âge tardif (et catholique) des XIVème et XVème siècles, le distributivisme de Belloc, idéale alternative aux capitalisme et socialisme créant tous deux une catégorie identique de prolétaires disposant d'une force de travail destinée uniquement à servir ceux qui possèdent (que la possession soit publique ou privée), ne redeviendra pas réalité. Il peut cependant devenir pour chacun une source d'inspiration quant à la manière d'orienter sa vie.     

    « L'entrée d'un homme dans une corporation s'accompagnait d'une période d'apprentissage au cours de laquelle il travaillait pour un maître ; mais avec le temps, il devenait maître à son tour. L'existence de telles corporations en tant qu'unités normales de production industrielle, d'effort commercial et de moyen de transport atteste suffisamment ce qu'était l'esprit social qui avait également affranchi le travailleur de la terre. Et tandis que de telles institutions fleurissaient parallèlement aux communautés villageoises qui n'étaient plus serviles, la propriété libre ou absolue du sol, à la différence de la tenure du serf sous l'autorité du seigneur, s'était également développée.

    [...] L'Etat, tel que l'envisageait l'esprit des hommes au terme de ce processus, était un agglomérat de familles plus ou moins riches, mais constituant les propriétaires de moyens de production de loin les plus nombreux. »

    4 décembre 2023

     

    Hilaire Belloc, Vous ne posséderez rien (L'Etat servile), traduction et présentation de Radu Stoenescu, Carmin, 2023

  • Approche et sérendipité

    Je n'utilise pas d'italiques dans le chapitre que j'écris, leur préférant un espacement des caractères. U n  e s p a c e m e n t.  Cela a-t-il un nom en typographie ? Il m'est ressouvenu que Walter Benjamin avait utilisé cette technique typographique dans Sur le concept d'histoire. J'y suis allé regarder. Mais non. Pas du moins dans ma version des Ecrits français publiée en "Bibliothèque des idées" chez Gallimard. Je me suis alors ressouvenu que Giorgio Agamben parlait de cette façon particulière d'espacer les lettres qu'utilisait Benjamin et j'ai pensé d'abord que cela se trouverait dans le tome II, 1 d'Homo sacer, Etat d'exception, quand le philosophe italien expose dans un extraordinaire chapitre "Gigantomachie autour d'un vide", les échanges cachés, secrets d'œuvre à œuvre entre Carl Schmitt et Walter Benjamin.  Mais c'était en fait dans Le temps qui reste (Un commentaire de l'épître aux Romains) qu'Agamben relève ce procédé.  Un mot espacé (s c h w a c h e, qui veut dire faible) tapé à la machine dans le manuscrit allemand de Benjamin permet à Agamben de comprendre que le théologien non nommé dont parle Benjamin dans la formidable première thèse du Sur le concept d'histoire pourrait bien être saint Paul, pour qui "la puissance s'accomplit dans la faiblesse". Cette recherche imprévue, à l'initiale pour chercher le nom typographique de cet espacement, m'a permis de relire partiellement deux textes d'Agamben. Je me suis aperçu en relisant rapidement Etat d'exception que ce qui y est traité me servirait davantage que le Hiéron de Xénophon que je venais de relire. Le poète du XXIème siècle devrait être mathématicien et juriste. 

    "Le joueur devant infailliblement gagner sera cette autre poupée qui porte le nom de "matérialisme historique". Elle n'aura aucun adversaire à craindre si elle s'assure les services de la théologie, cette vieille ratatinée et mal famée qui n'a sûrement rien de mieux à faire que de se nicher où personne ne la soupçonnera."

    Fin de la première thèse de Sur le concept d'histoire de Walter Benjamin. J'ai bien failli m'amuser à espacer dans la citation les lettres du mot i n f a i l l i b l e m e n t.

    25 novembre 2023

    PS : le terme typographique français est l'approche. (Mes remerciements à Richard de Seze.)