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Livre - Page 15

  • Petites apocalypses en cours

    C'est non pas un monde futur apocalyptique mais notre monde, construit autour des conversations avec son fils, que raconte McCarthy dans La Route. Si nous ne le reconnaissons pas, c'est que nous ne le voulons pas.

    La Ville-Haute de Sous les ciels de synthèse, de plus en plus déshumanisée, parallèle à l'En-Bas des barbares Nadeuques, n'est-ce pas cet enfer doré déjà autour de nous ? On ne peut pas raconter autre chose que ce monde, mais il est possible de découvrir, en écrivant, quelle perception réelle (incomplète, donc) on en a.

    Le roman de ce qu'on a sous les yeux très souvent est aveugle et ne trouve pas sa langue.

    15 septembre 2023

     

    La Route, Cormac MacCarthy, L'Olivier

     

     

  • 1948

    En 1948, George Orwell écrit 1984, qui sera publié en 1949 ; en 1948 toujours, son ancien professeur de français, Aldous Huxley publie Ape and essence, bientôt traduit par Jules Castier sous le titre, emprunté à Victor Hugo comme celui de l'auteur l'est à Shakespeare, Temps futurs. Une des originalités notoires de ce dernier livre est qu'il se présente, après un bref chapitre relevant du roman, comme un scénario de cinéma. L'extrait qui suit, passage intégral de la voix off, est un merveilleux apologue prophétique :

    "LE RECITANT
    La Morve, mes amis, la Morve - maladie peu commune chez les humains. Mais, n'ayez crainte, la Science peut aisément la rendre universelle. Et en voici les symptômes. Des douleurs violentes dans toutes les articulations. Des pustules sur tout le corps. Sous la peau, des tumeurs dures, qui finissent par se changer en ulcères squameux. Cependant, la muqueuse nasale s'enflamme et dégage une décharge abondante de pus nauséabond. Il se forme rapidement des ulcères à l'intérieur des narines, lesquels rongent l'os et le cartilage environnant. L'infection passe du nez dans les yeux, la bouche, la gorge et les ouvertures bronchiales. Au bout de trois semaines, la plupart des malades sont morts. S'assurer que tous mourront, telle a été la tâche de quelques-uns de ces brillants docteurs ès sciences actuellement au service de votre gouvernement. Et non pas de votre gouvernement seul ; de tous les autres organisateurs, élus ou désignés par eux-mêmes de la schizophrénie collective du monde. Les biologistes, les pathologistes, les physiologistes - les voici, après une journée ardue passée au laboratoire, qui rentrent dans leur famille. Une étreinte de la gentille petite femme. Des ébats avec les enfants. Un dîner tranquille avec des amis, suivi d'un concert de musique de chambre ou d'une conversation intelligente sur la politique et la philosophie. Puis le lit, à onze heures, et les extases familières de l'amour conjugal. Et le lendemain matin, après un jus d'orange et des grapenuts, les voilà qui repartent à leur travail, qui est de découvrir comment un nombre encore plus grand de familles exactement pareilles à la leur pourra être infecté par une souche encore plus mortelle de bacillus mallei."

  • Antipodes du bref

    Le conseil de l'éditeur et écrivain Jean-Pierre Montal, trouvé sur un réseau social, m'a fait lire Le chef de gare Fallmerayer de Joseph Roth, qui est vraiment une nouvelle parfaite, tendue vers sa fin, écartant tout sur son passage, la première guerre mondiale, la révolution russe. Entre ce petit livre-ci et le dernier texte écrit par le même Joseph Roth, La légende du saint buveur, j'ai lu A Paris, de Georges de La Fuly. C'est tout l'inverse ici, on ne sait jamais d'où l'auteur part ni où il va, le souvenir gouverne, avec heurts, retours, motifs, digressions, entrelacs. Des mots enfin sont mis sur quelques sensations chez moi présentes et qui n'accédaient pas au langage. Il y a des pages à pleurer. La Fuly, monstre de sensibilité, génie de la notation. A l'inverse de nouveau, La légende du saint buveur est une parabole merveilleuse, droite et limpide et dont la conclusion logique ne lève pas le mystère.

    9 septembre 2023

     

    Le chef de gare Fallmerayer, Joseph Roth, traduction de Suzanne Alexandre, éditions Sillage, 2023

    A Paris, Georges de La Fuly, éditions de La Fuly, 2022

    La légende du saint buveur, Joseph Roth, traduction de Maël Renouard, éditions Sillage, 2016

  • Territoires perdus

    Peu de personnages sont aussi peu probables que Charles de Gaulle et il suffit d'avoir l'idée de transposer son caractère et ses actions dans une fiction qui ne soit pas à clé, un monde à proprement parler imaginaire, pour comprendre que De Gaulle n'est pas du tout un personnage réaliste ("Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable", notait déjà Boileau) ; si peu probables soient ses façons franches et brutales de s'opposer et ce génie de comprendre que n'ayant rien à perdre il doit absolument ne surtout rien céder, elles le sont finalement bien davantage que ses réussites sur presque tous les fronts où il aura engagé le combat. C'est ce que je me suis dit après avoir lu à grande vitesse L'ami américain d'Eric Branca, roboratif ouvrage racontant "la guerre de trente ans" contre l'Amérique, contre l'invasion américaine, militaire, économique, monétaire et culturelle, qu'aura livrée De Gaulle, parallèlement d'abord à celle contre l'Allemagne, entre 1940 et 1969. Il semble bien, depuis, que des gouvernants de rencontre aient donné, plus encore que vendu, notre pays et que la combinaison OTAN-UE ait enfin réussi où l'AMGOT des Roosevelt et Truman avait échoué. Cette permanente infestation de traîtres à tous les étages de la politique, de l'économie et du journalisme ; l'accoutumance que nous en avons prise ; non moins que l'abrutissement culturel programmé et la tiers-mondisation islamique accélérée, devraient évidemment nous désespérer tout à fait si l'exemple tout à coup ne nous éclairait de cet homme parti seul continuer une guerre perdue sans rien céder pourtant à ses rivaux d'alliés. La situation ne saurait être si horrible que le désespoir en serait justifié. Et moi, qui, enfant, avais été si sensible aux cartes de France, et si troublé de celles où le royaume était portion congrue, au commencement du règne de Philippe-Auguste par exemple, comment n'aurais-je pas été ému par la phrase de Malraux sur l'homme de juin 1940 : "La France, c'était, devant lui, deux tables en bois blanc." On ne l'eût pas vue sur une carte.

    1er septembre 2023

     

    L'ami américain, Eric Branca, Tempus-Perrin

  • Les démons de Gödel, de Pierre Cassou-Noguès

    "Mon hypothèse serait plutôt que l'intérêt des notions et, par conséquent, les directions du travail des mathématiciens (les mathématiciens ne s'intéressent pas à toutes les notions ou ne cherchent pas à démontrer tous les théorèmes mais seulement des théorèmes "intéressants") et, finalement, la figure que prennent les théories mathématiques sont déterminés par un écho imaginaire et qu'ainsi ces notions, ces énoncés répondent à des préoccupations plus larges que l'on rencontre avant tout dans la littérature."

    Kurt Gödel expliquait lui-même à sa mère, en 1952, à propos d'une présentation de son travail : " J'y étais désigné comme le découvreur de la vérité mathématique la plus significative du siècle. Tu ne dois pas penser que j'étais décrit comme le plus grand mathématicien du siècle. Le mot "significative" dit plutôt : du plus grand intérêt en dehors des mathématiques."

    Je donnerais volontiers dix "rentrées littéraires" complètes pour Les démons de Gödel (logique et folie) de Pierre Cassou-Noguès.

    Je ne sais pas si l'auteur, professeur de philosophie, a jamais pu souhaiter cela, mais j'ai tout au long de ma lecture de ce livre d'une très grande clarté, et de plus en plus intensément, adhéré aux "arguments" de Kurt Gödel (auteur du théorème d'incomplétude, la fameuse proposition mathématique "la plus significative" du XXème siècle, grand ami d'Einstein, et "plus grand logicien depuis le temps d'Aristote" selon Robert Oppenheimer) les plus extraordinaires, ceux que le mathématicien bizarre, pour le moins, ne publiait pas, craignant à raison qu'ils ne le fissent passer pour fou. Il se peut en effet qu'anges, démons, fantômes et diables n'aient pas bonne presse, même chez les scientifiques. 

    Un seul exemple, du logicien Gödel cité par Cassou-Noguès : "Puisque l'ego existe indépendamment du cerveau, nous pouvons avoir d'autres phases d'existence dans l'univers matériel ou dans un monde formé après que l'univers matériel a sombré dans le néant. L'apparence du contraire peut s'expliquer par le fait que nous en savons si peu sur le sujet."

    Un certain nombre de problèmes dramaturgiques (romanesques ou non) sont comme d'emblée résolus par l'intuition et le travail de Gödel, intuition dont, moi qui suis profane, je n'ai absolument pas besoin qu'elle soit démontrée mathématiquement.

    "Le problème qui m'occupe, dit Cassou-Noguès en sa postface, est de savoir ce que l'on peut légitimement tirer d'un énoncé scientifique. Sans même extrapoler la logique, Gödel utilise son théorème d'incomplétude pour établir des thèses philosophiques comme l'indépendance de l'esprit par rapport au cerveau, l'immortalité de l'esprit ou, semble-t-il, la possibilité du diable (l'impossibilité de se garantir contre un Mauvais Génie). Il lie pour cela son théorème d'incomplétude à des principes philosophiques qui ont une tradition: un "optimisme rationaliste" par exemple selon lequel l'esprit doit pouvoir résoudre tout problème qu'il peut formuler. La déduction des thèses bizarres à partir du théorème d'incomplétude et des principes philosophiques qui lui sont associés semble être rigoureuse et, du moins, il serait difficile de parler à propos de Gödel " d'imposture intellectuelle"". 

    Ce n'était pas le propos de l'auteur, mais j'ai regretté seulement qu'aucun éclairage ne soit donné quant à la mise au point de Gödel, entre 1948 et 1970, de sa preuve ontologique (argument logique, reprenant en s'inspirant de Leibniz une tradition remontant à saint Anselme de Cantorbéry,  en faveur de l'existence de Dieu, argument qui ne sera publié qu'en 1987, neuf ans après la mort du logicien). 

    25 août 2023

     

    Les démons de Gödel, de Pierre Cassou-Noguès, Points-Seuil, 2012