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finnegans wake

  • La Lucia Joyce d'Eugène Durif

    C'est elle, Lucia, Livia, l'écho vivant du Wake.

    « Tu es tellement dans ce livre, ma chérie. » Dit Babbo, Jim Joyce. Le père tant aimé (alors que la mère, non ; c'est entre ces deux femmes la guerre, et Gorgio, le frère tant aimé de l'enfance, a pris le parti de la mère).

    « L'écrivain avait voulu penser aussi que lorsqu'il en aurait fini avec cette œuvre "in progress" (c'était le nom qu'il lui donnait avant qu'elle ne devienne Finnegans Wake), sa fille irait bien, irait beaucoup mieux ! »

    O.

    Et puis il y a le parpaillot Sam Beckett, écho inverse et dont le nom varie parfois, mangé par le silence. 

    « Gardez le silence, gardez le bien, avec vous il ne risque pas de s'échapper. »

    Je ne croyais pas que Durif réussirait sa Lucia Joyce, qu'il serait possible qu'elle nous parvienne en français et seulement en français, mais il y réussit (peut-être même parce qu'elle est devenue pour lui un pur personnage de fiction) : on la voit et on pleure. D'internement en internement. Tellement d'amour, de douleur. De ressassement. Et de beauté enfin.

    « Tout cela simplement parce que j'éprouvais des sentiments trop forts au moment où l'autre ne les éprouvait pas tout à fait comme moi ! Et j'en pleurais ou j'en criais d'un coup, quoi de plus normal après tout ! Oui, une agitée... »

    Je me suis glissé dans la peau de cette femme, avoue Durif à la fin. Dans celle de Sam Beckett aussi, et même de Joyce, et des cousines Schaureck qui témoignent... La plus maltraitée, c'est tout de même Nora. Mais la fiction est vraie. C'est fou à ce point : à travers l'invention avouée et malgré la langue française, sans doute grâce à cette façon chapitre après chapitre d'« approximer » différemment personnages et situations, on aperçoit Lucia. Chapeau. 

    21 août 2024

    Eugène Durif, Lucia Joyce, folle fille de son père, Editions du Canoé, 2022

     

  • Un homme discret

    Il avait 47 ans en 1982, il était ingénieur en informatique. Il a traduit le livre du siècle le plus intraduisible, chose à laquelle il s'est consacré une vingtaine d'années, et a donné à ce sujet une interview unique au journal Le Monde. Le nom de ce monsieur est Philippe Lavergne et il a traduit Finnegans Wake en français. Je crois que c'est tout ce qu'on sait. Est-il encore de ce monde ? (Il a un homonyme qui écrit des choses et les publie, et c'est une manière possible d'être confondu qui redouble presque l'anonymat.) Je trouve cette discrétion fascinante. Un tour sur les réseaux suffit à vous convaincre que le plus humble des honnêtes tâcherons ne s'exprime jamais tant que lorsqu'il s'agit de faire la publicité de ses œuvres, lesquelles sont très souvent navrantes et presque toujours superfétatoires. Là, non : le nom de Philippe Lavergne n'est entré dans le monde qu'au service de l'œuvre la plus phénoménale du siècle et s'est aussitôt effacé derrière, nous laissant seuls avec un livre qu'on n'arrive pas à lire.

    19 janvier 2024

  • Sans queue ni tête ?

    En 1976, le numéro 26, dirigé par la gentiment déraillée Hélène Cixous, de la trop sérieuse todorovo-genettienne revue Poétique est consacré à Finnegans Wake. On y trouve un texte à peu près intéressant de Jean-Pierre Martin, « la condensation ». Je me suis plus attaché à quelques morceaux du texte de David Hayman, pourtant intitulé « Réseaux infra-structurels dans Finnegans Wake » (je dirais hérétiquement ceci : On y comprend entre les lignes que l'important n'est pas dans la structure, mais qu'il faut tout de même faire comme si ce qui est sous la structure appartenait à la structure. La phrase la plus emblématique de ce qu'il fallait faire entendre aux universitaires-sachant-tout est celle-ci : "Il ne faut jamais sous-estimer les remarques que l'on doit à Joyce lui-même." Tu m'étonnes. Quelle époque que ces années 60 et 70, où l'on a volontairement tout compliqué, pour mieux tout abandonner ensuite et qu'il ne demeure finalement, rien. Après nous le déluge. C'est réussi, pour sûr).

    « Dès 1923, Joyce avait composé, à partir de notes personnelles, une série d'épisodes non-narratifs ou séquences narratives minimales, où il mettait en jeu des fragments ou débris soigneusement sélectionnés d'une culture disparue. Après avoir envoyé les manuscrits de ces esquisses à Harriet Weaver, son mécène, il lui écrivait : "... ce ne sont pas des fragments, mais des éléments actifs, et quand il se seront multipliés et auront mûri un peu, on les verra commencer à se fondre ensemble." Il ne faut jamais sous-estimer les remarques que l'on doit à Joyce lui-même. En fait, Finnegans Wake est entièrement édifié sur ces passages anciens, nœuds fondamentaux du livre, qui, en divers styles burlesques, décrivent des moments cruciaux dans le cycle masculin, tout en faisant apparaître un certain nombre d'étapes dans l'histoire de l'Irlande, de l'humanité et de l'individu. »

    Un peu plus loin, Hayman, qui vient de détailler ces cinq "nœuds fondamentaux du livre", en arrive à cette conclusion (qu'il contredit immédiatement ensuite) : « Ces fragments ne constituent pas des récits véritables, à moins que l'on élève à la dignité de genre traditionnel le récit sans queue ni tête. » Il est amusant qu'Hayman qui vient de citer Joyce écrivant à Harriet Weaver et de souligner qu'il ne fallait pas sous-estimer les remarques de Joyce, continue de parler de fragments, quand l'auteur dit justement qu'ils n'en sont pas, mais des "éléments actifs". Où Joyce parle de vie, d'une vie en tout cas capable de croître et de se multiplier, Hayman ne peut pas ne pas voir structures et infra-structures."

    Pourtant, ce n'est pas pour ses défauts que la contribution d'Hayman est intéressante (je n'avais pas pensé, commençant ce billet, en dire du mal), mais pour ce qu'il soulève justement de la conception joycienne du livre comme élément vivant.

    15 janvier 2024 

  • La nuit au bord du fleuve de la vie

    Dans le numéro de février-mars 1964 des Lettres nouvelles, revue de Maurice Nadeau, on trouve un texte (traduit par Erik Veaux) d'une grande clarté d'Egon Naganowski, « La nuit au bord du fleuve de la vie » consacré au réputé très difficile Finnegans Wake de Joyce. Je ne sais plus exactement comme je suis entré en possession de cet ouvrage ; peut-être était-ce pour le texte de Malcolm Lowry ouvrant le volume (ou pour Enzesberger, plus que pour Boulez, Moravia ou Michel Bernard (probablement Tournier)). On y peut lire un résumé extraordinairement limpide de l'action se déroulant dans le roman. (Il fallait évidemment que ce papier passionnant fût publié en deux parties... de sorte qu'il me reste à dégotter le numéro d'avril-mai 1964...)

    « Quand, en 1923, le sculpteur August Suter demanda à Joyce quelle serait la structure de l'œuvre à laquelle il travaillait déjà, l'écrivain répondit : "Je n'en ai pas la moindre idée. Elle me fait penser à une montagne où je creuse des tunnels dans diverses directions, mais en ignorant ce que je trouverai." Cette technique du "percement de tunnel" provenait entre autres de ce que l'auteur, ainsi qu'il ressort du travail de collationnement donné en appendice au livre d'Ellmann, a créé divers fragments sans suivre l'ordre de leur présentation : ainsi, par exemple, le début du roman ne fut écrit qu'en 1926, les parties centrales dans les années 1923-24, etc... Joyce sautait d'un passage à l'autre, revenant au premier livre ou bien passant au dernier. C'est une méthode analogue qu'il faut appliquer si l'on veut présenter un récit très général de ce qui " se passe" dans ce livre-rêve. »

    Il s'agit en somme de percer des tunnels dans le fleuve de la vie.

    13 janvier 2024

  • 16 octobre

    Le roman était fini, donc. Le 16 octobre, je l'ai pourtant repris. Une dernière fois. Je reprends tout, je double tout. J'avance lentement. Je tente de créer un peu d'empathie pour le monstre froid, se vidant à mesure jusqu'à devenir un de ces hommes creux dont a parlé T.S. Eliot. Je ne sais pas où je vais. Il aurait mieux valu ne pas écrire. Il va falloir descendre. Je m'en serais foutrement bien passé.

    L'idée de reprendre m'était déjà venue en avril, en découvrant Le secret de René Dorlinde de Pierre Boutang. Mon roman, si différent soit-il, partage avec celui de Boutang une grande diffraction, jusques à la disparition, de la structure narrative (quoi que cela veuille dire). Puis mai, juin, juillet, août étaient passés sans que je n'entreprisse rien, ou quelques dézingages de menues coquilles.

    Je l'ai repris le 16 octobre pour deux raisons qui me sont apparues en même temps : 1. Trois lecteurs très différents avaient récemment tenté de lire le manuscrit et aucun, je crois, n'était allé au bout des 180 pages, rien au fond ne les liant réellement au narrateur. (Et c'est une riche conversation avec mon ami Radu Stoenescu qui m'a fait effectivement commencer cette reprise.) 2. J'ai lu (dans cet ordre, qui est celui de la publication) Le Passager  et Stella Maris, les ultimes romans frères de C. McCarthy en une semaine et j'ai su très vite que j'allais devoir tout reprendre. Le nombre des dimensions que déploient les romans, à moins que ce ne soit la manière de circuler entre elles, dépasse tout ce que je connais, est mieux fluide (oui, mieux fluide) et moins seulement linéaire, le temps y existe d'une façon inconnue jusque là, et seul peut-être Finnegans Wake leur serait lointainement comparable, à ceci près, colossalement, que les deux romans de McCarthy sont intégralement lisibles. (Un homme de presque quatre-vingt dix ans, avec deux romans atomiques situés respectivement autour des années 1980 et en 1972 vient d'un coup d'ouvrir le XXIème siècle et il serait petit, ridicule, malhonnête et stupide de faire comme si cet évènement n'avait pas eu lieu.)

    J'ai dit que je doublais mon roman initial : j'ai donc commencé en octobre d'ajouter aux trois mémoires successifs de mon narrateur, des conversations enregistrées "objectives" qui ne vont pas nécessairement dans le même sens que lui ; et l'éclairent d'un jour violent. Mais, depuis novembre, je double encore ce doublement en commençant un roman parallèle (tenu par une narratrice absolument nouvelle, que je découvre à mesure, puisqu'elle n'est liée à aucun personnage précédemment existant), avec lequel le premier roman alternera, chapitre après chapitre. Le point de savoir si ce nouveau roman deux fois doublé absorbera d'une façon ou d'une autre ce que j'imaginais être sa suite (sous le titre GGS) n'est pas tranché encore.

    8 novembre 2023