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eliot

  • Ordonnancement chaotique

    Le mal consiste aussi à ne pas voir le bien. Je me suis levé en pleine nuit, il y a quelques semaines, avec cette phrase à écrire. Cette phrase se trouve être (techniquement) un alexandrin. Un vers transparent, au sens de T.S. Eliot (qui définit cela très bien dans son essai Les buts du drame poétique) : « Quand on écoute la première scène d'Hamlet, on ne s'arrête pas à considérer si les personnages parlent en vers ou en prose. »

     

    Ce que j'ai écrit, ce que j'ai pensé écrire, ce que j'ai rêvé, séparés qu'ils étaient, se confondent bientôt, disparaissent bientôt de ma mémoire (au fil des mois).
    Au début de la plage d'écriture (plage ?), le fichier du chapitre titrait ses 80.000 mots ; et à la fin, 13.000. J'en ai pourtant ajouté (ajôté) des choses...
    Ainsi, je puis faire référence manifeste, dans la suite de l'écriture, à des épisodes évacués ou pire, modifiés. D'autant que la chose ne s'écrit pas dans l'ordre de lecture. Par exemple, le personnage de MC a disparu, fondu dans RH, mais je retrouve une référence à Santa Fe (Nouveau Mexique) où vivait le premier, alors que RH, lui, ne quitte pas la Californie. Je laisse en l'état (pour l'heure).
    Palimpseste et métalepse sont sur un bateau...


    Il manque le paragraphe sur Goldorak. 

     

    Si je l'avais vu en septembre, j'aurais demandé à P. de lire tout ce fatras, de me faire un retour sur l'ordonnancement chaotique volontaire (ou plutôt : assumé) des choses, chaque chose étant claire et l'ensemble incompréhensible, et de souligner les bizarreries dont il aurait l'impression qu'elles ne sont pas volontaires. Mais au lieu de cela, P. est mort le 9 septembre, juste avant d'entrer dans sa quarante-quatrième année.

    8 octobre 2024

     

     

  • 16 octobre

    Le roman était fini, donc. Le 16 octobre, je l'ai pourtant repris. Une dernière fois. Je reprends tout, je double tout. J'avance lentement. Je tente de créer un peu d'empathie pour le monstre froid, se vidant à mesure jusqu'à devenir un de ces hommes creux dont a parlé T.S. Eliot. Je ne sais pas où je vais. Il aurait mieux valu ne pas écrire. Il va falloir descendre. Je m'en serais foutrement bien passé.

    L'idée de reprendre m'était déjà venue en avril, en découvrant Le secret de René Dorlinde de Pierre Boutang. Mon roman, si différent soit-il, partage avec celui de Boutang une grande diffraction, jusques à la disparition, de la structure narrative (quoi que cela veuille dire). Puis mai, juin, juillet, août étaient passés sans que je n'entreprisse rien, ou quelques dézingages de menues coquilles.

    Je l'ai repris le 16 octobre pour deux raisons qui me sont apparues en même temps : 1. Trois lecteurs très différents avaient récemment tenté de lire le manuscrit et aucun, je crois, n'était allé au bout des 180 pages, rien au fond ne les liant réellement au narrateur. (Et c'est une riche conversation avec mon ami Radu Stoenescu qui m'a fait effectivement commencer cette reprise.) 2. J'ai lu (dans cet ordre, qui est celui de la publication) Le Passager  et Stella Maris, les ultimes romans frères de C. McCarthy en une semaine et j'ai su très vite que j'allais devoir tout reprendre. Le nombre des dimensions que déploient les romans, à moins que ce ne soit la manière de circuler entre elles, dépasse tout ce que je connais, est mieux fluide (oui, mieux fluide) et moins seulement linéaire, le temps y existe d'une façon inconnue jusque là, et seul peut-être Finnegans Wake leur serait lointainement comparable, à ceci près, colossalement, que les deux romans de McCarthy sont intégralement lisibles. (Un homme de presque quatre-vingt dix ans, avec deux romans atomiques situés respectivement autour des années 1980 et en 1972 vient d'un coup d'ouvrir le XXIème siècle et il serait petit, ridicule, malhonnête et stupide de faire comme si cet évènement n'avait pas eu lieu.)

    J'ai dit que je doublais mon roman initial : j'ai donc commencé en octobre d'ajouter aux trois mémoires successifs de mon narrateur, des conversations enregistrées "objectives" qui ne vont pas nécessairement dans le même sens que lui ; et l'éclairent d'un jour violent. Mais, depuis novembre, je double encore ce doublement en commençant un roman parallèle (tenu par une narratrice absolument nouvelle, que je découvre à mesure, puisqu'elle n'est liée à aucun personnage précédemment existant), avec lequel le premier roman alternera, chapitre après chapitre. Le point de savoir si ce nouveau roman deux fois doublé absorbera d'une façon ou d'une autre ce que j'imaginais être sa suite (sous le titre GGS) n'est pas tranché encore.

    8 novembre 2023

     

     

     

     

     

  • L'aventure se poursuit

    A Georges de La Fuly

    La nature d'une civilisation, c'est ce qui s'agrège autour d'une religion. Notre civilisation est incapable de construire un temple ou un tombeau. Malraux

     

    Peut-être mon père a-t-il été le premier de sa lignée, vers 1954 ou 1955, en quittant le village vosgien, à s'éloigner du mode de vie de ses ancêtres ; j'ai accentué la chose encore, vivant dans la même ville que lui, et ne souhaitant pas suivre la voie qu'il me traçait. Quels progrès. Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, / Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu'un, dit quelque part Victor Hugo. Chaque choix fut arraché de haute lutte, pour à la fin avoir fait comme tout le monde. Sainte est la liberté, qui peut vous envoyer en enfer. 

    Les demi-sommeils cumulent, permutent et varient quelques éléments qui pourraient presque sembler mis en boucle s'ils n'étaient pas sur une ligne de fuite. Les mêmes éléments, à un ou deux près chaque fois, se poursuivent et repassent, jusqu'à un point, image ou mot, qui me semble initial ; un point initial varié, si l'on veut. Parfois ce ne sont pas des images qui s'agencent, images dont au réveil je ne puis plus rien faire, ne sachant pas les faire advenir dans la réalité (ne sachant pas les réaliser), mais des phrases entières, des groupes de phrases, le plus souvent des vers, rimes et mètres inclus. Et je puis au réveil les noter ; ou non. (De plus en plus : non.)

    L'effondrement démographique des pays encore dits avancés est en cours, quoique beaucoup de gens soient encore stupidement agités de l'idée de surpopulation. Le suicide de l'Occident tiendra donc bien à la décomposition accélérée de ses moeurs. Notre monde est stérile, au sens propre. La terre n'en sera pas moins dévastée.

    Joan Larroumec, patron de la boîte de cybersécurité Evina, et l'un des types les plus intéressants à suivre sur Facebook, notait très justement à propos de la chute des naissances au pays basque : "Moins de 14000 Basques espagnols sont nés l’année dernière. Cela fait un indice de fécondité de moins d’un enfant par femme. Concrètement, cela veut dire que la langue basque, après avoir été une des seules au monde à avoir survécu des tréfonds de la préhistoire jusqu’à nos jours, à de bonnes chances de ne pas survivre à ce siècle. Fascinant d’imaginer tous ces peuples qui se sont battus, ont tué et ont sacrifié leur vie pour exister et s’affirmer au monde, disparaître sans un bruit parce que bon, faire des enfants c’est un peu relou quand on veut partir en vacances et sortir le soir."

    Après en avoir parlé plus de vingt ans, j'ai fini par quitter la ville. Il n'y a plus rien à y faire, sauf à vouloir à tout prix se faire tuer, ce qui est par ailleurs une ambition légitime pourvu que l'on y mette du sien et que l'on ne parte pas seul. Paris, en dépit qu'il en ait, est un petit bourg de province sans intérêt de la planète mondialisée. Il n'y a littéralement personne à y rencontrer. Autant lui préférer quelque lieu reculé où la modernité accède modérément et où les gens ressemblent à ce qu'ils sont.

    Qu'il ne demeure rien. Les rites funéraires sont en train de changer ; du moins, de se dissoudre. En quelques décennies, la crémation a supplanté l'inhumation ; je préfère dire incinération et enterrement. (On bricole un rite à la va-vite, on improvise, aucune répétition ne nous a précédés.) Avril ne sera plus jamais le mois le plus cruel, mon cher T. S. Eliot, il n'y aura plus à attendre le dégel de la terre pour enterrer les morts.

    Je tombe au gré du net sur quelques citations extraites du dernier tome publié du Journal de Richard Millet. Il règle leur compte à nombre de ses anciens collègues écrivains de chez Gallimard. C'est assez drôle. Mais pourquoi s'attarder à cela ? Pourquoi jubiler ainsi dans le ressentiment ? Qu'y avait-il à attendre de Gallimard au tournant des années 2010 ? Ces potins méchants, si bien tournés soient-ils, n'en feront pas le pair de Proust ou de Faulkner. (Il faut arrêter de poser au viril qui pleurniche, monsieur Millet, se remettre au travail sérieux et passer du XIXème au XXIème siècle. Taper dans le dur.)

    Ces demi-sommeils qui, eux aussi, jour après jour, reviennent et parfois dans le cours plus long de semaines ou de mois, varient leurs thèmes, les entrelacent, me font analogiquement penser, par leur mouvement même et les cassures les parsemant, aux oeuvres écrits, peints, etc. que les artistes varient, répètent, modulent tout au long de leur vie.

    Il n'est pas question que de la rupture de la transmission, il est aussi question que ce qui remplace la transmission est débile : "Les fils ressemblent plus au spectacle qu'à leurs pères." Cette phrase de Debord est terrible ; elle est même de plus en plus terrible. Le spectacle est débile et nos fils lui ressemblent. Les pères, qu'ils y rechignent ou non, n'en sont pas moins les sacrificateurs. Quel Tout-Puissant dispensera le bras d'Abraham de retomber ? Et le nouvel Isaac lui-même ne veut-il pas son sacrifice ? L'idée de son propre sang versé ne le fait-il pas bander ? 

    Une voie romanesque possible consiste à épouser le parti de l'adversaire et à le pousser très loin, comme de bonne foi, avec enthousiasme, sans ironie ni cynisme, jusqu'à l'insupportable, jusqu'à sa vérité. La composition peut reprendre ses droits. Et l'art. L'aventure se poursuit.

    23 septembre 2023