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démographie

  • Erzébet Bélandry-Fongier

    « On ne savait pas exactement combien de fois Erzébet Bélandry-Fongier avait changé de sexe ; la plupart des gens disaient quatre, c'était donc peut-être trois, et plus probablement deux, quoi que cinq ne fût point exclu. Ancienne élève de l'Institut National du Service Public, elle officiait désormais au sommet de l'État, se targuait d'être écoutée d'un président qu'elle savait un larbin et avec lequel elle ne communiait au fond que dans le mépris du peuple. Elle s'était fait une spécialité de critiquer l'avènement des machines super-intelligentes, dont quelques nantis seuls auraient ici les moyens, et ne voyait, la crise démographique occidentale étant ce qu'elle était, de salut que dans la conversion massive et rapide des diverses peuplades françaises à l'islamisme hautement reproducteur le plus bas de plafond, qui était pour elle-même, au passage, très rémunérateur. Sa théorie était évidemment moquée ; mais quoi qu'elle fût moquée, elle semblait s'appliquer d'elle-même, lentement, dans la réalité. Il faut dire que chacun, jusqu'au président tout-puissant, laissait faire et se savait payé à cela. Tous les politiciens de tous les horizons, devant une paupérisation accélérée du pays considérée comme irréversible, s'étaient comme un seul homme convertis à la décroissance à la coule (allah-cool) et poussaient des hourras à chaque nouvel enfoncement du peuple dans la merde. »

    29 décembre 2023 

  • R.U.R. (Rossum's Universal Robots) de Karel Capek

    « ALQUIST — J'ai raison ! Le monde est devenu fou ! Vous pouvez regarder où vous voulez, sur tous les continents, on croirait assister à une orgie ! Pas besoin de faire le moindre geste pour manger, on vous le met directement dans la bouche ; pas besoin de faire le moindre mouvement, les robots d'Harry Domin arrangent tout. Nous, l'humanité, le sommet de la vie, rien ne nous intéresse plus — ni les enfants, ni le travail, ni la misère ! Sauf une chose bien sûr — les plaisirs, les jouissances, il en faut le plus possible et le plus vite possible ! Et vous voudriez des enfants ? Hélène, à quoi bon des enfants pour des hommes qui ne servent à rien ? 

    HÉLÈNE — Alors c'est la fin de l'humanité? »

    À l'origine du mot robot, la pièce de Capek en quatre parties (un prologue et trois actes) date de 1920 ; et seuls ont finalement vieilli (pour l'instant, serais-je tenté de dire) ses robots de chair et d'os, mais pas une des questions qu'elle soulève, et même indépendamment des opinions de son auteur, qu'il n'impose aucunement. La démocratisation de robots fabriqués à des millions d'exemplaires, par le bien-nommé Harry Domin et son équipe, est ainsi corrélée à l'effondrement démographique. Une amélioration des machines les rend bientôt plus humaines encore, c'est-à-dire plus désireuses du pouvoir et de meurtre de masse ; voici que les machines se révoltent contre les hommes et les exterminent. Mais elles ont oublié, dans leur trop humaine précipitation, de se soucier de leur reproduction. L'architecte Alquist, qui est peut-être le dernier humain à présent, en qui les robots ont en désespoir de cause placé leur espoir, leur fait chercher d'autres hommes survivants ; en vain. Les robots après les hommes vont donc s'éteindre... sauf que la vie en eux finit par l'emporter. Les machines survivront.

    27 décembre 2023

    Karel Capek, R.U.R., La différence, traduction de Jan Rubes

     

  • Fahrenheit 451, de Ray Bradbury

    Au milieu de la nouvelle, le vieux professeur Faber casse en quelque sorte le morceau et dit deux choses : que les pompiers pyromanes de l'Etat (l'expression est à prendre au premier des 451 degrés) sont simplement là pour faire du divertissement, du spectacle (ce que la fin corroborera, avec la mort habilement filmée d'un inconnu que l'on fera passer pour le héros Montag) et que les gens ont de toute façon arrêté de lire d'eux-mêmes. Le livre bascule ici, et l'on comprend pourquoi ces pompiers post-hitlériens qui brûlent des livres ne sont pas son réel sujet. Déjà le capitaine Beatty nous avait paru beaucoup trop cultivé (même si l'on admet que tout pompier a eu un jour la tentation de savoir ce qu'il y avait dans les livres, il en sait vraiment trop) ; c'est lui qui parle ici :

    Les classes sont écourtées, la discipline négligée, la philosophie, l'histoire, les langues abandonnées, l'anglais et sa prononciation peu à peu délaissés, et finalement presque ignorés. On vit dans l'immédiat. Seul compte le boulot et après le travail, l'embarras du choix en fait de distractions. Pourquoi apprendre quoi que ce soit, sinon apprendre à presser les boutons, brancher des commutateurs, serrer des vis et des boulons ?

    En 1953, sur un spectre de guerre nucléaire qui ne nous a que brièvement quittés, Bradbury comprend que la démocratisation des drogues et technologies diverses (médecines, sports, musiques d'ambiance permanente, travail répétitif, télévision interactive surtout (sorte de sitcom-jeu vidéo et de pré-internet)) doublée de la tyrannie des minorités qui doit aboutir à la non-expression (et mieux, à la non-formulation mentale) de toute opinion travaille à instituer le bonheur obligatoire pour tous. Lequel a pour corollaire l'évacuation simultanée de la reproduction et de la connaissance (puisque le sens de cette dernière résidait en grande partie dans la transmission de son propre contenu). Le suicide (jusqu'ici plus ou moins raté, du fait de l'intervention de Montag) de Mildred ne laisse en elle aucune trace et lui demeure à elle-même inconnu (non moins que sa rencontre dix ans avant avec son mari : il n'y a plus ni ni quand) ; c'est bien là que se tient le stérile Occident de nos années 2020. 

    12 novembre 2023

    Ray Bradbury, Fahrenheit 451, traduction d'Henri Robillot, Denoël, coll. Présence du futur

  • L'aventure se poursuit

    A Georges de La Fuly

    La nature d'une civilisation, c'est ce qui s'agrège autour d'une religion. Notre civilisation est incapable de construire un temple ou un tombeau. Malraux

     

    Peut-être mon père a-t-il été le premier de sa lignée, vers 1954 ou 1955, en quittant le village vosgien, à s'éloigner du mode de vie de ses ancêtres ; j'ai accentué la chose encore, vivant dans la même ville que lui, et ne souhaitant pas suivre la voie qu'il me traçait. Quels progrès. Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, / Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu'un, dit quelque part Victor Hugo. Chaque choix fut arraché de haute lutte, pour à la fin avoir fait comme tout le monde. Sainte est la liberté, qui peut vous envoyer en enfer. 

    Les demi-sommeils cumulent, permutent et varient quelques éléments qui pourraient presque sembler mis en boucle s'ils n'étaient pas sur une ligne de fuite. Les mêmes éléments, à un ou deux près chaque fois, se poursuivent et repassent, jusqu'à un point, image ou mot, qui me semble initial ; un point initial varié, si l'on veut. Parfois ce ne sont pas des images qui s'agencent, images dont au réveil je ne puis plus rien faire, ne sachant pas les faire advenir dans la réalité (ne sachant pas les réaliser), mais des phrases entières, des groupes de phrases, le plus souvent des vers, rimes et mètres inclus. Et je puis au réveil les noter ; ou non. (De plus en plus : non.)

    L'effondrement démographique des pays encore dits avancés est en cours, quoique beaucoup de gens soient encore stupidement agités de l'idée de surpopulation. Le suicide de l'Occident tiendra donc bien à la décomposition accélérée de ses moeurs. Notre monde est stérile, au sens propre. La terre n'en sera pas moins dévastée.

    Joan Larroumec, patron de la boîte de cybersécurité Evina, et l'un des types les plus intéressants à suivre sur Facebook, notait très justement à propos de la chute des naissances au pays basque : "Moins de 14000 Basques espagnols sont nés l’année dernière. Cela fait un indice de fécondité de moins d’un enfant par femme. Concrètement, cela veut dire que la langue basque, après avoir été une des seules au monde à avoir survécu des tréfonds de la préhistoire jusqu’à nos jours, à de bonnes chances de ne pas survivre à ce siècle. Fascinant d’imaginer tous ces peuples qui se sont battus, ont tué et ont sacrifié leur vie pour exister et s’affirmer au monde, disparaître sans un bruit parce que bon, faire des enfants c’est un peu relou quand on veut partir en vacances et sortir le soir."

    Après en avoir parlé plus de vingt ans, j'ai fini par quitter la ville. Il n'y a plus rien à y faire, sauf à vouloir à tout prix se faire tuer, ce qui est par ailleurs une ambition légitime pourvu que l'on y mette du sien et que l'on ne parte pas seul. Paris, en dépit qu'il en ait, est un petit bourg de province sans intérêt de la planète mondialisée. Il n'y a littéralement personne à y rencontrer. Autant lui préférer quelque lieu reculé où la modernité accède modérément et où les gens ressemblent à ce qu'ils sont.

    Qu'il ne demeure rien. Les rites funéraires sont en train de changer ; du moins, de se dissoudre. En quelques décennies, la crémation a supplanté l'inhumation ; je préfère dire incinération et enterrement. (On bricole un rite à la va-vite, on improvise, aucune répétition ne nous a précédés.) Avril ne sera plus jamais le mois le plus cruel, mon cher T. S. Eliot, il n'y aura plus à attendre le dégel de la terre pour enterrer les morts.

    Je tombe au gré du net sur quelques citations extraites du dernier tome publié du Journal de Richard Millet. Il règle leur compte à nombre de ses anciens collègues écrivains de chez Gallimard. C'est assez drôle. Mais pourquoi s'attarder à cela ? Pourquoi jubiler ainsi dans le ressentiment ? Qu'y avait-il à attendre de Gallimard au tournant des années 2010 ? Ces potins méchants, si bien tournés soient-ils, n'en feront pas le pair de Proust ou de Faulkner. (Il faut arrêter de poser au viril qui pleurniche, monsieur Millet, se remettre au travail sérieux et passer du XIXème au XXIème siècle. Taper dans le dur.)

    Ces demi-sommeils qui, eux aussi, jour après jour, reviennent et parfois dans le cours plus long de semaines ou de mois, varient leurs thèmes, les entrelacent, me font analogiquement penser, par leur mouvement même et les cassures les parsemant, aux oeuvres écrits, peints, etc. que les artistes varient, répètent, modulent tout au long de leur vie.

    Il n'est pas question que de la rupture de la transmission, il est aussi question que ce qui remplace la transmission est débile : "Les fils ressemblent plus au spectacle qu'à leurs pères." Cette phrase de Debord est terrible ; elle est même de plus en plus terrible. Le spectacle est débile et nos fils lui ressemblent. Les pères, qu'ils y rechignent ou non, n'en sont pas moins les sacrificateurs. Quel Tout-Puissant dispensera le bras d'Abraham de retomber ? Et le nouvel Isaac lui-même ne veut-il pas son sacrifice ? L'idée de son propre sang versé ne le fait-il pas bander ? 

    Une voie romanesque possible consiste à épouser le parti de l'adversaire et à le pousser très loin, comme de bonne foi, avec enthousiasme, sans ironie ni cynisme, jusqu'à l'insupportable, jusqu'à sa vérité. La composition peut reprendre ses droits. Et l'art. L'aventure se poursuit.

    23 septembre 2023