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Livre - Page 2

  • Lautréamont 4.0621

    Je n'ai jamais beaucoup aimé Les chants de Maldoror du comte de Lautréamont. C'est le livre d'un tout jeune homme dont la langue comme le sujet m'ont laissé sur le seuil. J'ai en revanche assez lu, jadis, ce qu'on appelle improprement depuis les surréalistes ses Poésies (cette fois signées de son nom, Isidore Ducasse).
    Les deux fascicules parus sous ce titre étaient en réalité la préface de Ducasse à des poésies qu'il n'a pas eu le temps, saisi par la mort, de corriger dans le sens du bien, de la morale. Cette préface elle-même est pour une grande part constituée de détournements de poètes ou de moralistes. Le plus significatif, sinon pas le plus beau ou le plus drôle, me semble celui-ci, pris à La Bruyère et retourné :

    « Rien n'est dit. L'on vient trop tôt depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes. Sur ce qui concerne les mœurs, comme sur le reste, le moins bon est enlevé. Nous avons l'avantage de travailler après les anciens, les habiles d'entre les modernes. »

    Il m'a toujours paru que je n'avais pas finalement à préférer vraiment la version de La Bruyère à celle de Ducasse ; ni l'inverse ; non tant parce que les deux positions se tiendraient comme on dit, que parce que l'essentiel est bien que toutes deux indiquent un problème d'importance.  C'est en tombant hier, presque au hasard, sur ce passage du Tractatus de Wittgenstein que Lautréamont/Ducasse m'est soudain remonté en mémoire :

    « 4.0621. Mais que les signes "p" et "∼p" puissent dire la même chose est important. Car cela montre que, dans la réalité, rien ne correspond au signe "∼"
    Que dans une proposition la négation apparaisse ne caractérise encore pas son sens (∼ ∼p = p)
    Les propositions " p" et " ∼p" ont un sens opposé, mais il leur correspond une seule et même réalité. »

    16 septembre 2024


    (La traduction utilisée ici est celle de Gilles-Gaston Granger.)

     

     

     

  • Wittgenwayne

    « On comprend que le philosophe Ludwig Wittgenstein ait tant aimé les westerns car c'est dans l'action que l'homme se révèle et il ne sert à rien, strictement à rien, d'être un philosophe si l'on n'est même pas un homme. John Wayne fut cet homme. Et c'est pourquoi il n'est pas mort. » Roland Jaccard, John Wayne n'est pas mort.

    De même que quatorze années chez les Jésuites ne m'avaient pas rendu particulièrement croyant (jeune homme, je me disais même athée), trente années de fréquentation du milieu culturel (qui n'a plus à voir aujourd'hui qu'avec une idéologie particulièrement stupide) ne m'ont vraiment fait passer le goût des westerns, et significativement de ceux dans lesquels John Wayne joue le rôle couru d'avance de John Wayne. Je ne fais pas grand cas du cinéma en général ; et le seul qui m'intéresse un peu est celui que j'ai aimé adolescent. Jean Gabin, Lino Ventura, John Wayne. (Les actrices ? Même jolies, je les confondais ; et ça, c'était quand je les reconnaissais. J'en restais à leur joliesse, sans doute, qui passait avec le film.)

    «Un film américain, bête et naïf, peut, malgré sa bêtise, et même grâce à elle, nous apprendre quelque chose. un film européen, dans sa fatuité sans naïveté, ne peut rien nous apprendre. J'ai souvent tiré une leçon d'un film américain stupide.» C'est Wittgenstein lui-même qui parle, cette fois ; je tire cette phrase du petit livre que lui a consacré Roland Jaccard, L'enquête de Wittgenstein.

    Pierre-Guillaume de Roux m'avait fait parvenir, en 2019 peut-être parce que j'écrivais une chronique (Restez chez vous) dans un magazine culturel en ligne, le John Wayne n'est pas mort de Jaccard. Le livre se lit d'une traite, en une grosse demi-heure. (Je ne suis pas d'accord avec l'idée d'un lien entre John Wayne et Donald Trump : le premier, si discutables qu'on puisse juger (aussi) ses opinions, n'est ni vulgaire ni grossier ; c'est un homme décent dans une époque décente).

    C'est en relisant l'autre jour cet opuscule, pour les besoins de ce que j'écris, que je me suis souvenu que Jaccard avait aussi écrit sur Wittgenstein. Les deux livres, écrits à vingt ans de distance, sont d'un certain point de vue rigoureusement identiques. J'ai été surpris d'apprendre que le Parti républicain avait proposé à John Wayne l'investiture ; et presque déçu que Jaccard n'évoque pas du tout l'ordre de l'assassiner qu'aurait donné, en 1948 ou 1949, Joseph Staline lui-même. Deux tentatives d'assassinat auraient été déjouées.

    J'ai beaucoup d'indulgence pour les pessimistes post-schopenhaueriens et leur ordinaire complaisance suicidale (sic). Jaccard est d'une fréquentation agréable ; il rend service : on a toujours l'impression que son livre est le résumé d'un autre, combien plus volumineux, qu'il n'écrira pas, ou qu'un autre a déjà écrit. En somme, et de toute façon, rien ne servant à rien, prenons un peu de plaisir quand c'est possible.

    La plus belle anecdote (parmi tant d'autres) concernant Wittgenstein. Voici ce qu'il écrit à l'éditeur Ficker à propos du Tractatus logico-philosophicus :

    « Mon ouvrage comporte deux parties : celle qui est présentée ici, et tout le reste que je n'ai pas écrit. »

    Jaccard ajoute (et je bouclerai ainsi cette petite boucle) : « Cette seconde partie, celle qui n'est pas du verbiage,  c'est précisément celle que Wittgenstein écrira non pas sur le papier, mais dans sa chair.» Sa vie d'homme le mènera, quoique non patriote, à passer des années au front à rechercher la mort pendant la Première Guerre Mondiale, à vivre dans une cabane, à devenir instituteur dans des coins reculés d'Autriche, à détester une sexualité qu'il fuit tantôt et tantôt à laquelle il s'adonne, à jardiner dans un couvent, à quitter sa chaire de Trinity College pour devenir simple  brancardier pendant la Seconde Guerre Mondiale.

    4 octobre 2024

    Roland Jaccard, John Wayne n'est pas mort, Pierre-Guillaume de Roux 2019
    Roland Jaccard, L'enquête de Wittgenstein, PUF 1998

     

     

     

     

     

     

     

  • Culture du vide, de Theodore Dalrymple

    Culture du vide est une série d'essais roboratifs écrits au début de ce siècle par le médecin psychiatre anglais Theodore Dalrymple, né en 1949 ; ils viennent d'être traduits en français et publiés, en même temps que Zone et châtiment, par l'exemplaire Radu Stoenescu des éditions Carmin.
    L'auteur prend très souvent appui sur ses expériences personnelles, qu'il s'agisse de ses rapports aux patients des hôpitaux ou prisons anglais ou des nombreux autres pays du monde dans lesquels il a exercé. Sa qualité de jugement est en quelque sorte garantie par son sens de la mesure, son érudition littéraire et culturelle et un humour britannique de la plus haute tradition.
    Il en vient très souvent à montrer, fiascos à l'appui, comment les meilleures intentions sociales (qui souvent ne paraissent telles que parce que nous ne percevons pas immédiatement ce qu'elles recèlent de supériorité supposée, de classe ou de savoir, et partant, de mépris) ne donnent dans leur application à la réalité qu'une aggravation souvent irréversible des maux qui avaient été pourtant si justement étudiés ; sans pour autant verser dans une admiration béate devant l'accablante libre production du marché à destination des gogos. La mesure, vous dit-on.
    Par certains côtés, Dalrymple peut évoquer Philippe Muray ; mais c'est un Muray qui n'aurait pas passé le plus clair de sa vie, on ne sait finalement plus pourquoi, dans le microcosme éditorial (plutôt que littéraire) parisien. L'autre différence majeure étant que la littérature et la culture, chez Dalrymple, ne se départissent pas d'une certaine exigence morale qui ne se voile jamais la face sur la réalité des êtres, et la présence en eux du mal. 
    Notre auteur traite avec un égal bonheur de sujets fort variés et souvent délicats ; qu'il s'agisse de la frivolité du mal (déresponsabilisation « oblige »), de l'utilité de la corruption (et d'une certaine méfiance vis-à-vis de l'État), du point de savoir pourquoi La Havane devait mourir, de la mort de la princesse Diana (la déesse des tribulations domestiques) ou de la folie désespérante de la fornication maladive dans laquelle l'Occident a plongé comme un seul homme (pour finir dans l'espèce de catatonie dans laquelle nous sommes entrés vingt ans après).
    Mes préférences vont à sa très belle et limpide analyse du Macbeth de Shakespeare, dont le personnage principal n'avait précisément aucune raison objective de faire le mal, non moins qu'à la compréhension très fine (et très utile aujourd'hui) des USA et de la Russie grâce aux lectures parallèles de Tocqueville et Custine, deux écrivains français (il faut dans l'ensemble d'ailleurs, saluer la grande francophilie de l'auteur).
    La critique, pleinement justifiée, d'un certain nombre d'écrivains reconnus, Virginia Woolf par exemple, est très jubilatoire ; sa comparaison des vies vraiment parallèles de Marx et Tourgueniev, où le second seul ne veut pas à toute force conformer la vie à ce qu'il pense qu'elle devrait être ou devenir, est magnifique, d'éclairer à ce point ce que peut être un homme lucide et généreux ; et plus profondément encore, la description critique de cette manière de juger et promouvoir l'art et la littérature à l'aune de la perte de toute mesure et partant, de leurs franchissements symboliques successifs (l'exemple de la banalisation du mot fuck, des romans de D.H. Lawrence à cet enfant de trois ans disant fuck you à sa mère pendant une consultation), qui justement ont amené à cette appauvrissement de la langue et de l'intelligence qui ravage aujourd'hui l'Occident, est une des raisons nombreuses de remercier Dalrymple d'avoir écrit ce livre. 
    C'est également, et presque intégralement, par quelque prisme que l'auteur s'attaque à la réalité, un livre sur le péché originel. 


    25 octobre 2024

    Theodore Dalrymple, Culture du vide, éditions Carmin 2024

  • Pour une Rencontre avec Monsieur Teste

    Monsieur Teste est un livre auquel je reviens souvent.

    Sa brièveté permet de le relire sans trop d'efforts dans la journée.
    D'autant que l'édition finale non posthume s'arrêtait à la Lettre d'un ami et ne comprenait pas les cinq derniers textes ajoutés.
    80 petites pages. Et encore, en 1896, Valéry publie la seule Soirée avec M. Teste.
    Une quinzaine de pages.

    Il est difficile de se représenter aujourd'hui quelle éducation permet, à son sommet, à un jeune homme de 25 ans de produire un tel texte. Sans vergogne aucune, je lui ai emprunté pour un des chapitres de ma machine son incipit à Descartes : Vita Cartesii est simplissima...

    « Monsieur Teste n'avait pas d'opinions. Je crois qu'il se passionnait à son gré, et pour atteindre un but défini. »

    Monsieur Teste vit de médiocres opérations hebdomadaires à la Bourse. Mais surtout, c'est un homme de la nuit, et si Valéry le dit en passant, et n'y revient pas, il donne en une information importante :

    « Je ne l'ai jamais vu que la nuit. Une fois dans une sorte de b...; souvent au théâtre. »

    Si l'on admet que cette dernière phrase respecte la chronologie, Edmond Teste et le narrateur se sont rencontrés au bordel. La Lettre de Madame Emilie Teste ni rien ensuite dans le livre comme dans les éléments posthumes ajoutés n'y revient. C'est bien dommage. Quel Monsieur Sexe pouvait bien devenir Monsieur Tête (sic) ? Imaginer Monsieur Teste et son double au bordel, ce serait quelque chose, tout de même.

    5 octobre 2024

    Paul Valéry, Monsieur Teste, Gallimard, L'Imaginaire

     

     

  • Clairière ou précipice (2)

    Amusant comme le mot de Churchill cité en queue de billet, If you're going through hell, keep going, m'a évoqué le Descartes du Discours de la méthode ; au début de la troisième partie, après nous avoir avisé que durant le temps qu'il referait son logis (l'examen de toutes ses opinions) il allait en adopter un autre provisoire, c'est-à-dire se munir d'une morale par provision dont le premier point consistera à obéir aux lois et coutumes, il en vient au second point :

    « Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en cela les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir : car par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux qu'au milieu d'une forêt. »

    18 octobre 2024