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Ciels de synthèse - Page 7

  • R.U.R. (Rossum's Universal Robots) de Karel Capek

    « ALQUIST — J'ai raison ! Le monde est devenu fou ! Vous pouvez regarder où vous voulez, sur tous les continents, on croirait assister à une orgie ! Pas besoin de faire le moindre geste pour manger, on vous le met directement dans la bouche ; pas besoin de faire le moindre mouvement, les robots d'Harry Domin arrangent tout. Nous, l'humanité, le sommet de la vie, rien ne nous intéresse plus — ni les enfants, ni le travail, ni la misère ! Sauf une chose bien sûr — les plaisirs, les jouissances, il en faut le plus possible et le plus vite possible ! Et vous voudriez des enfants ? Hélène, à quoi bon des enfants pour des hommes qui ne servent à rien ? 

    HÉLÈNE — Alors c'est la fin de l'humanité? »

    À l'origine du mot robot, la pièce de Capek en quatre parties (un prologue et trois actes) date de 1920 ; et seuls ont finalement vieilli (pour l'instant, serais-je tenté de dire) ses robots de chair et d'os, mais pas une des questions qu'elle soulève, et même indépendamment des opinions de son auteur, qu'il n'impose aucunement. La démocratisation de robots fabriqués à des millions d'exemplaires, par le bien-nommé Harry Domin et son équipe, est ainsi corrélée à l'effondrement démographique. Une amélioration des machines les rend bientôt plus humaines encore, c'est-à-dire plus désireuses du pouvoir et de meurtre de masse ; voici que les machines se révoltent contre les hommes et les exterminent. Mais elles ont oublié, dans leur trop humaine précipitation, de se soucier de leur reproduction. L'architecte Alquist, qui est peut-être le dernier humain à présent, en qui les robots ont en désespoir de cause placé leur espoir, leur fait chercher d'autres hommes survivants ; en vain. Les robots après les hommes vont donc s'éteindre... sauf que la vie en eux finit par l'emporter. Les machines survivront.

    27 décembre 2023

    Karel Capek, R.U.R., La différence, traduction de Jan Rubes

     

  • Le train d'Erlingen, de Boualem Sansal

    « Ah bravo, l'envahisseur a réussi ce que nul conquérant avant lui n'avait accompli, il a soumis la planète sans armes ni bagages, avec rien, des gens approximatifs, des méthodes archaïques, des moyens ramassés en chemin, des bouts de ficelle, en se contentant d'être lui-même, allant sa route comme bon lui semble. Dans cette configuration crypto-invasive, l'absence de violence visible devient la plus horrible des violences. Nous souffrons de cela, de cette absence de guerre frontale et destructrice qui nous aurait galvanisés et libérés de nos atermoiements. »

    Comme nombre de romans de Sansal, Le train d'Erlingen est aussi une mise en garde contre la soumission de l'Europe, en premier chef de la France, aux conquérants islamistes. Il se veut en creux un manuel de résistance et offre une bibliothèque portative de combat relativement originale : le Walden  de Thoreau, Les aveugles de Baudelaire, La métamorphose de Kafka, Le désert des Tarrtares de Buzatti et, moins attendu encore, Les Immortels d'Agapia de Constantin Virgil Gheorghiu.

    Les deux personnages principaux du roman sont féminins et courageux, et il ne semble pas du tout anodin qu'il ne reste, hormis les auteurs susmentionnés, pas un homme. La composition est très originale et intégralement épistolaire et manuscrite (à l'âge des courriels) : Une mère, Ute von Ebert, à Erlingen en Allemagne, écrit à sa fille Hannah des lettres qu'elle ne peut lui poster : les envahisseurs (qui demeureront aussi mystérieux que transparents) sont là et aucun train ne vient qui évacuerait les habitants ; les édiles sont lâches et corrompus et personne ne songe même à se battre. Dans la seconde partie du roman, en France, la fille, Léa, répond à sa mère à présent morte et qui n'a jamais été cette Ute von Ebert, mais Élisabeth Potier, un professeur d'histoire-géographie violemment agressé à Paris en novembre 2015 par des islamistes, et qui est revenu de son coma avec une seconde personnalité. Le train d'Erlingen est le roman d'un homme libre, qui a vu tomber son pays, l'Algérie, et qui avertit en vain des Européens qui préfèrent ne pas voir, et sont déjà rendus.  

    « S'il y a une épidémie dans ce monde, c'est bien l'épidémie de veulerie. »

    27 décembre 2023

    Boualem Sansal, Le train d'Erlingen (ou la métamorphose de Dieu), Gallimard, 2018

  • Jeu des jeux

    « Tous autres jeux sont par comparaison stupides. Notre joueur — je dirai qui à la fin de la phrase — est celui qui traverse les époques et les lieux dans les temps et les situations qu'ils tissent et leurs déprédations immenses  ; il sait comment se battre et quand ne pas engager le combat ; il sait les hommes et leur douceur et leurs massacrements et leur amour parfois jusqu'au bois de la croix ; il sait que tout sera perdu et ne désespère pas : il est ce lecteur de toujours que nous espérons nôtre. Il est, très évangéliquement, le dernier et le premier cosmonaute, le seul cosmogonaute. »

    27 décembre 2023

  • Le réseau des clochards du futur

    « — Combien êtes-vous en tout ?

    — Des milliers, sur les routes, les voies de chemin de fer, clochards au-dehors, bibliothèques vivantes au-dedans. Rien n'était prémédité au départ. Chacun avait un livre dont il voulait se souvenir et il y est parvenu. Puis, durant une période d'une vingtaine d'années, nous nous sommes rencontrés, en voyageant, nous avons tracé les mailles du filet et élaboré un plan. La notion la plus importante que nous avons dû nous ancrer dans la cervelle, c'est que nous étions des personnages sans importance, que nous ne devions jamais devenir pédants, nous croire supérieurs à qui que ce fût. Nous ne sommes rien de plus que des couvertures de livres poussiéreuses. Certains d'entre nous vivent dans de petites villes. Le chapitre I du Walden de Thoreau à Green River, le chapitre II à Willow Farm dans le Maine. Et même il existe une ville dans le Maryland, une ville de vingt-sept habitants, aucune bombe ne touchera cette ville où sont réunis les essais complets d'un nommé Bertrand Russell. On pourrait presque tourner les pages de cette ville, habitant par habitant. »

    Ray Bradbury, Fahrenheit 451, traduction d'Henri Robillot, Denoël, coll. Présence du futur

     

  • Fahrenheit 451, de Ray Bradbury

    Au milieu de la nouvelle, le vieux professeur Faber casse en quelque sorte le morceau et dit deux choses : que les pompiers pyromanes de l'Etat (l'expression est à prendre au premier des 451 degrés) sont simplement là pour faire du divertissement, du spectacle (ce que la fin corroborera, avec la mort habilement filmée d'un inconnu que l'on fera passer pour le héros Montag) et que les gens ont de toute façon arrêté de lire d'eux-mêmes. Le livre bascule ici, et l'on comprend pourquoi ces pompiers post-hitlériens qui brûlent des livres ne sont pas son réel sujet. Déjà le capitaine Beatty nous avait paru beaucoup trop cultivé (même si l'on admet que tout pompier a eu un jour la tentation de savoir ce qu'il y avait dans les livres, il en sait vraiment trop) ; c'est lui qui parle ici :

    Les classes sont écourtées, la discipline négligée, la philosophie, l'histoire, les langues abandonnées, l'anglais et sa prononciation peu à peu délaissés, et finalement presque ignorés. On vit dans l'immédiat. Seul compte le boulot et après le travail, l'embarras du choix en fait de distractions. Pourquoi apprendre quoi que ce soit, sinon apprendre à presser les boutons, brancher des commutateurs, serrer des vis et des boulons ?

    En 1953, sur un spectre de guerre nucléaire qui ne nous a que brièvement quittés, Bradbury comprend que la démocratisation des drogues et technologies diverses (médecines, sports, musiques d'ambiance permanente, travail répétitif, télévision interactive surtout (sorte de sitcom-jeu vidéo et de pré-internet)) doublée de la tyrannie des minorités qui doit aboutir à la non-expression (et mieux, à la non-formulation mentale) de toute opinion travaille à instituer le bonheur obligatoire pour tous. Lequel a pour corollaire l'évacuation simultanée de la reproduction et de la connaissance (puisque le sens de cette dernière résidait en grande partie dans la transmission de son propre contenu). Le suicide (jusqu'ici plus ou moins raté, du fait de l'intervention de Montag) de Mildred ne laisse en elle aucune trace et lui demeure à elle-même inconnu (non moins que sa rencontre dix ans avant avec son mari : il n'y a plus ni ni quand) ; c'est bien là que se tient le stérile Occident de nos années 2020. 

    12 novembre 2023

    Ray Bradbury, Fahrenheit 451, traduction d'Henri Robillot, Denoël, coll. Présence du futur