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Ciels de synthèse - Page 5

  • J'étais à la guerre et c'était très vivant, de Pauline Picot

    C'est un titre déroutant. Du moins au premier abord. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que je lis par-dessus l'épaule de Pauline Picot. Et que fait Pauline Picot ? Elle lit Erich Maria Remarque.
    (Je lis ce livre parce que mon ami Aurélien Lemant, qui l'a édité, a eu la gentillesse de me l'offrir.)

    Je n'ai jamais lu A l'ouest rien de nouveau et je ne sais pas qui est Pauline Picot. Ce que Pauline Picot appelle en l'espèce être à la guerre, c'est lire A l'ouest rien de nouveau. Quand on a compris ça, le titre peut gagner en profondeur ce qu'il perd en provocation.

    La collection du Feu Sacré s'appelle « Pourquoi je lis ». C'est toujours très soigné. Il y a de petits fils de texte glissés dans la reliure et des jeux typographiques sur les deux fins proposées...
    En réalité, je ne saurai pas pourquoi Picot lit Remarque. Mais je saurai (peut-être) comment.

    D'autant que son texte est littéralement double : il est composé de deux fois 23 textes ; chacun des vingt-trois textes de la page de gauche fait face à chacun de ceux de la page de droite ; ceux de la page de gauche se rapportent directement à la lecture du livre de Remarque, ceux de la page de droite (écrits, eux, en capitales d'imprimerie; mais pourquoi ? est-ce capital ? Vraiment ?) se rapportent, assez diversement, à quelque chose qui, dans la vie de l'auteur, évoque avec plus ou moins d'ironie ou de distance, ce qui est écrit sur la page de gauche. 
    Je lis donc Pauline Picot lisant Erich Maria Remarque plus Pauline Picot cherchant dans sa vie de jeune femme moderne élevée loin des conflits militaires ce qui pourrait même vaguement faire équivalent (avec la conscience, sans doute, qu'aucun équivalent réel n'est possible).

    « Pour chaque motif il y a deux occurrences. Pour chaque coup terrible, un deuxième coup est porté plus loin dans le texte. Chaque chose est en soi divisée et répercutée. Ainsi des cris des chevaux. » (Première phrase du chapitre 3 de la page de gauche).
    « IL EST OÙ CE PUTAIN DE BÉBÉ » (Première phrase du chapitre 3 de la page de droite)

    Aux uniformes des soldats (chapitre 20) peut ainsi correspondre la copieuse liste des chaussures variées de modèle Doc Martens de l'auteur. C'est dérisoire, évidemment. Mais cette dérision-là est vraie. (Pauline Picot ne semble pas manquer d'auto-dérision.)
    C'est intéressant, d'un certain point de vue, de voir comment lisent les gens, en l'espèce une jeune femme diplômée évoluant dans la bourgeoisie culturelle contemporaine (les premiers de la classe doivent avoir l'air cool (leur survie en dépend), les « littéraires » surtout, désormais que l'école et la culture ne valent plus rien et que tout le monde le sait au fond).
    Quand je dis que c'est intéressant, c'est sans ironie. Il n'y a pas d'autre moyen que de lire en étant ce qu'on est.

    Le face à face des chapitres 15 est intéressant : d'un côté une liste des scènes de guerre racontées par Erich Maria Remarque; en face, les scènes centrales vécues par l'auteur, de sa naissance (à l'envers) aux scènes à venir et partiellement laissées en blanc, en passant par le premier chagrin, le second, le premier enterrement...
    Cet écart, ce différentiel, existent évidemment ; reste à savoir s'il est fondamental. Ou simplement inévitable. Je ne me prononcerai pas ici.
    (Du coup, j'essaie d'imaginer Pauline Picot lisant L'Enfer de Dante.)

    Mon double chapitre préféré, c'est le 18. Il parle (à gauche) de « la joie brillante, dure comme une armure, qui quand elle se manifeste ne peut être vaincue ». De « la propension infaillible à voir qu'il y a partout sur le terrain de la guerre des mines de joie prêtes à éclater ». Des « mines qu'il ne faudrait pas dégoupiller artificiellement avec des phrases comme : même au milieu de l'horreur le soldat trouve le moyen d'être heureux / (...) ».
    L'exemple est en face : « TU DEVRAIS FINIR TON DESSERT PENSE AUX GENS QUI SONT EN TRAIN DE MOURIR DE FAIM ET JE TE PARLE MÊME PAS DE L'AFRIQUE (...) »

    D'un autre côté, il y a le chapitre 14, dont ici je cite deux extraits (page de gauche) :
    « La parole sauve et si elle ne peut pas sauver elle veut sauver et vouloir sauver c'est déjà sauver. »
    « Quand la parole ne peut pas sauver parce que la mort est déjà passée alors elle répare, et si elle ne peut pas réparer elle veut réparer et vouloir réparer c'est déjà réparer. »
    Que dire ? Sinon JE NE SUIS PAS DU TOUT D'ACCORD, PAULINE PICOT. MAIS PAS DU TOUT D'ACCORD. EST-CE UNE SORTE DE MYSTIQUE DE LA PAROLE, DE MYSTIQUE DE LA VOLONTÉ, OU DE MYSTIQUE DU FANTASME ? OU DEUX DES TROIS ? OU LES TROIS ?  (Moi aussi, je peux écrire en capitales. Non mais. Et vouloir écrire en capitales, etc.)

    6 janvier 2025

    Pauline Picot, J'étais à la guerre et c'était très vivant, Le Feu sacré 2024

  • Le philosophe et la circulation

    J'aime beaucoup l'humour de ce passage, trouvé dans la présentation qu'ont écrite Christiane Chauviré et Sabine Plaud à leur traduction du Tractatus logico-philosophicus 

    « Au tournant des années 1930, Wittgenstein renoncera à la théorie de la proposition mise en œuvre dans le tractatus logico-philosophicus après avoir assisté à une altercation avec un cycliste. Le langage corporel (fleuri) de ce dernier lui fit prendre conscience de la diversité des usages et des jeux du langage, au-delà du modèle unique de la proposition comme image, défendu dans son premier opuscule. »

    Modèle de la proposition comme image dont il est rappelé qu'il devait peut-être son origine à l'usage de maquettes qu'un tribunal avait fait pour reconstituer... un accident de voiture. Décidément.

    8 novembre 2024

    Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduction de Christiané Chauviré et Sabine Plaud, GF, 2021 

     

  • L'armée et le Hazard

    Hier. J'ai pour mission de convaincre le chef d'état-major des armées de faire pousser des poireaux sur tous les terrains militaires, les poireaux pouvant remplacer (secret défense) l'uranium dans la production d'énergie nucléaire. Toute la difficulté consiste à transformer le poireau238, qu'on trouve dans la nature, en poireau235.

    Ce matin. Je sèche sur une équation mathématique. Le général de Gaulle m'appelle pour me l'expliquer : son application physique permet de faire du café pour 66 millions de personnes ; sa résolution est : 1 cuiller pour 2,2 tasses, crise oblige.

    Les deux fois, je me réveille avec la chanson Ma poupée psychédélique de Thierry Hazard, avec ses paroles rigolotes qu'on n'oserait peut-être plus, Un soutien-gorge indestructible / Et un slip inviolable, dans la variété (qui ne varie plus). Rendez-nous Beethoven.

    26 octobre 2024

  • Incipit éjecté

    Les stries lumineuses au mur gris disaient que le jour s’ouvrait rose ; elle se leva nue, écarta les battants entrouverts de la fenêtre donnant sur la vallée probablement encore dans la brume, souleva le loquet grinçant et qu'il faudrait huiler tantôt, commença d’ouvrir les lourds volets de bois et la balle qui fit un petit cercle net à son front lui arracha la boîte crânienne.

    Lien permanent Catégories : Journal
  • Sur *Stella Maris* de Cormac McCarthy

    Je relis Stella Maris.

    Les deux ultimes romans de McCarthy ne se suivent pas mais se font face. C'est une sorte de dispositif.
    Je pense néanmoins qu'il est préférable de lire d'abord le roman de Bobby Western, Le Passager, relativement déroutant déjà, avant d'entrer dans celui d'Alicia Western, Stella Maris, qui est un roman si l'on veut (disons, un roman et quelque chose en plus. Ou autre chose qu'un roman. C'est surtout cela, je crois) parce qu'on y entrera muni déjà de nombre de clés biographiques et chronologiques.
    Le Passager est le roman du physicien défroqué Bobby, homme en fuite, errant parmi les lieux de sa vie dispersée ; Stella Maris, le livre de la mathématicienne défroquée, enfermée de son plein gré dans l'institution donnant son titre marial à l'ouvrage, consiste intégralement dans l'enregistrement (si j'ose dire) des neuf séances d'Alicia, avec le médecin psychiatre Michael Cohen, qui précédèrent son suicide.

    (On peut imaginer par exemple que Bobby Western est aussi intelligent que McCarthy, ce qui est déjà assez impressionnant. Mais Alicia, elle, est beaucoup plus intelligente que l'auteur, et que tout le monde (exceptons Grothendieck, Gödel, Oppenheimer, et Husserl et Platon, si vous voulez, toutes personnes, sauf le dernier, qui ne se sont pas exprimées par la fiction (au sens ordinaire)) ; et ce n'est pas rien de réussir un tel personnage, et de le rendre aussi émouvant. Il se peut ici que la structure dialogique du livre ait été d'un grand secours à l'auteur (mais je n'y reviendrai pas).

    Détour.
    J'aime citer souvent la belle phrase de Guy Debord en son Panégyrique : « Personne, mieux que Shakespeare, n'a su comment se passe la vie. » 
    (Souvent, j'ajoute que nous autres Français, nous avons bien sûr Molière et Balzac. De plus en plus, à force de le relire, je mettrais La Fontaine au-dessus du lot, dans le cadre d'une comparaison à Shakespeare, s'entend).
    Mais ce qu'il faut entendre, dans la phrase de Debord, c'est que ce dont il est question, c'est de savoir comment se passe la vie. Et cette question-là n'est pas seulement littéraire : elle ne concerne pas moins le philosophe, le physicien, le mathématicien, l'historien, l'anthropologue.


    Le seul moyen de considérer Stella Maris seulement comme un roman, c'est de ne pas le lire. Et ça, c'est à la portée de la plupart des gens qui lisent (pour ne rien dire des autres). Ce n'est pas du tout parce qu'il est constitué exclusivement des dialogues, par exemple, que ce n'est pas vraiment un roman (et ce n'est pas du tout non plus du théâtre, même si, comme je l'ai dit, The Sunset Limited conclut une chose et en ouvre une autre: celle-ci).
    Ce n'est pas du tout un événement littéraire hors norme, comme ont pu l'être les apparitions de Dostoïevski en Russie, ou de Proust en France ; c'est un évènement (quelques qualités littéraires qu'il ait par ailleurs) qui est avant tout scripturaire ; qui dépasse aussi complètement toute idée littéraire, ce qui le rapprocherait éventuellement du Proust lu par Marchaisse, à cette différence majeure énorme que McCarthy ne cache pas du tout ce qu'il fait. C'est étalé en plein jour. Et personne ne voit. Et c'est manifestement le pari que fait McCarthy. (Ils lisent ce qu'ils veulent lire ; ils vont donc lire ce qu'ils ont l'habitude de lire, même si certains trouveront l'ensemble un peu bizarre.) Fin de la littérature romanesque. (Tant pis pour ceux qui disent comme des robots que le roman peut tout ingérer, dépasser, etc.)

    Une autre conséquence de tout cela, c'est qu'il va falloir lire ou relire toute l'œuvre de McCarthy à l'aune de Stella Maris. Cormac McCarthy n'est donc pas seulement ce talentueux faiseur de westerns (tiens), ou de romans apocalyptiques (même si La Route est aussi un livre magnifique de la relation père-fils).

    Basta for today.

    29 octobre 2024