Voici un livre considérablement étrange, et bref (85 pages). Publié en 1989 en Allemagne, en 1995 en France. ...un tournant dans l'évolution esthétique et intellectuelle de l'écrivain, dit la quatrième de couverture. Je vois là une manière de glissement temporel, puisque dans ces années jouxtant la chute du Mur, il me semblait que si Strauss avait tourné, c'était avec le scandale d'un bref essai de 1993 publié dans le « Spiegel » qu'on peut lire dans Le Soulèvement contre le monde secondaire, publié chez L'Arche. Mais passons, et revenons à ces Fragments de l'indistinct.
Sa première partie, « Un acte pour Jeffers » est constitué d'une brève introduction et de cinq scènes (dont quatre monologues) consacrées au poète américain Robinson Jeffers et à son épouse Una.
(Je n'avais jamais entendu parler de Robinson Jeffers). Le portrait en cinq scènes que Strauss fait de Jeffers au crépuscule (bien après que les enfants sont partis) est très touchant. Un poète retiré du monde, vivant avec son épouse en Californie, dans la maison de granit qu'il a construite sur une falaise, à Carmel. Quant au mépris mondain, après pourtant quelques acclamations de départ, dont font l'objet ses poèmes trop violents, qu'est-il à côté du silence et de l'amour ?
La seconde partie, « Sigé », est composée de cinq textes pas plus numérotés que les scènes précédentes et constitués de paragraphes courts, plus ou moins indépendants les uns des autres, et dont le sens n'est pas toujours immédiatement clair (parfois je les lis plusieurs fois, parfois je laisse la suite venir rétrospectivement les éclairer, ou non). Je finis par considérer que certains paragraphes sont des notes, d'autres des poèmes en prose, d'autres encore des commentaires des précédents.
Le mot grec Sigé lui-même n'est donné à lire qu'au milieu de cette seconde partie, où il est opposé à cet autre mot grec, taraché.
« Les paroles sont les moteurs, la source de ταραχή, taraché, trouble et absence de lieu.
Σιγή, Sigé, est le mutisme des idées. Le lieu immobile. Celui qui se tait, le gardien attentif.
Il n'est pas d'alternative plus brutale, de contraste plus grand qu'entre le moteur et le gardien. Taraché ou sigé. »
Il se peut que l'auteur, à plusieurs reprises, parle à Dieu. Tout est déroutant (et il est agréable d'être dérouté). Quelquefois, d'ailleurs, un coq chante. Le fait que nous ne lisions pas quelque chose de convenu, éclaire le fait que quelque chose était convenu et que nous n'en avions pas conscience, pas vraiment conscience.
Un passage très beau, pour finir :
« Toute sa vie il avait marché par les rues, sans trêve, à l'écart et docilement, comme s'il avait eu pour mission, lui seul, d'arpenter un labyrinthe qui n'avait qu'une issue, cependant que les autres habitaient là, inconscients et tranquilles, parce qu'ils prenaient les passages pour des issues et les innombrables entrelacs qu'ils parcouraient pour les chemins de la liberté. »
1er décembre 2025
Botho Strauss, Fragments de l'indistinct, traduction de Claude Porcell, Gallimard, 1995.