« Cette idée que les hommes publics doivent mener une vie de pauvres types est profondément immorale. L'Etat doit tenir son rang. Ses serviteurs ne peuvent pas être des nuls qui n'ont pas réussi dans le privé : des gens qui se présentent partout la main tendue pour demander la charité. Notre chef d'œuvre a été la construction d'une nouvelle élite qui concentre le maximum de pouvoir et le maximum de richesse. »
Le personnage Vadim Baranov dans Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli
J'étais au café du village, où je viens rarement, en train de finir de lire Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli, quand un inconnu, la cinquantaine bedonnante et mal vêtue, assis un peu plus loin à une table perpendiculaire à la mienne, m'a fait remarquer avec un fort accent étranger, profitant de ce que je levais le nez, que mon livre était vraiment petit, livre pocket. Oui, c'est un livre de poche, ai-je dit. Ah oui, poche, a-t-il répété en s'appliquant. J'ai repris ma lecture. Je me suis dit, si ça se trouve, le gars est ukrainien ; il était déjà là quand je suis arrivé. Un peu plus tard, il a interrompu une digression sur l'espionnage pour me dire que Navalny venait d'être retrouvé mort et que c'était très grave. Il m'a expliqué qu'il écoutait la radio hollandaise avec son téléphone (son accent ne collait pas et pour un touriste hollandais, il faisait pauvre). Je ne lui ai pas montré ce que je lisais. Sinon il aurait sans doute voulu causer et je déteste ça. J'ai fini ma lecture, j'ai quitté ma table en saluant le gars de la tête, et suis parti. (Le plus probable, au vu du trafic routier passant devant le café, est que le gars ait été un chauffeur routier polonais faisant sa pause.)
Le bouquin se lit comme un roman. Et pourtant, comme roman, c'est plutôt très mauvais (on dirait, forme et fond, une resucée pépère du Limonov d'Emmanuel Carrère). A l'exception, d'ailleurs, du tout premier chapitre, une vraie nouvelle, qui nous laisse croire que la littérature pourrait encore avoir une importance dans ce monde. Mais ensuite, le narrateur rencontre Baranov (dont le modèle est Sourkov) et ce dernier, en fait de roman, improvise une une sorte de conférence autobiographique à base d'anecdotes plus ou moins déjà connues sur Poutine et la Russie, mais rangées dans l'ordre chronologique, et de considérations plus ou moins intéressantes sur le pouvoir. Le narrateur, lui, s'est volatilisé ; il ne fera même plus semblant d'être là, sauf pour conclure proprement les cinq dernières pages qui tentent assez vaguement de se la jouer touchantes.
L'ensemble est une manière de vulgarisation journalistique (à la Carrère, donc) sur Poutine et la Russie. Après Limonov pour les nuls, Poutine pour les nuls. Son point fort est de donner envie de relire Zamiatine. L'Académie française a fourgué au bouquin son Grand Prix du Roman, ce qui dit en creux pis que pendre du reste de la production des grosses légumes de l'édition. Le style est limpide et plat (c'est de la flotte, ça descend tout seul) et le sujet, quoi qu'on en pense, fascinant ; une perle, tout de même : « Qui sait comment son grand-père avait survécu aux purges du stalinisme, puis au fil du temps le régime avait perdu ses attitudes carnivores. »
16 février 2024
Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin, Gallimard 2022