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chateaubriand

  • Après Napoléon, par Chateaubriand

    "Retomber de Bonaparte et de l'Empire a ce qui les a suivis, c'est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d'une montagne dans un gouffre. Tout n'est-il pas terminé avec Napoléon ? Aurais-je dû parler d'autre chose ? Quel personnage peut intéresser en dehors de lui ? De qui et de quoi peut-il être question après un pareil homme ? Dante a eu seul le droit de s'associer aux grands poètes qu'il rencontre dans les régions d'une autre vie. Comment nommer Louis XVIII en place de l'empereur ? Je rougis en pensant qu'il me faut nasillonner à cette heure d'une foule d'infimes créatures dont je fais partie, êtres douteux et nocturnes que nous fûmes d'une scène dont le large soleil avait disparu. "

    Je copie platement ce bref passage écrit en 1839 des Mémoires d'outre-tombe. C'est au début du Livre vingt-cinquième, chapitre premier, après plus de cinq cents pages consacrées à Napoléon Bonaparte. Un tout petit peu plus loin :

    "En m'exprimant sur notre peu de valeur, j'ai serré de près ma conscience ; je me suis demandé si je ne m'étais pas incorporé par calcul à la nullité de ces temps, pour acquérir le droit de condamner les autres ; persuadé que j'étais in petto que mon nom se lirait au milieu de toutes ces effaçures. Non : je suis convaincu que nous nous évanouirons tous : premièrement parce que nous n'avons pas en nous de quoi vivre ; secondement parce que le siècle dans lequel nous commençons ou finissons nos jours n'a pas lui-même de quoi nous faire vivre. Des générations mutilées, épuisées, dédaigneuses, sans foi, vouées au néant qu'elles aiment, ne sauraient donner l'immortalité ; elles n'ont aucune puissance pour créer une renommée ; quand vous cloueriez votre oreille à leur bouche, vous n'entendriez rien : nul son ne sort du cœur des morts.

    Une chose cependant me frappe : le petit monde dans lequel j'entre à présent était supérieur au monde qui lui a succédé en 1830 : nous étions des géants en comparaison de la société de cirons qui s'est engendrée."

  • Passages du temps

    Au moment où j'ai commencé d'écrire Sous les ciels de synthèse, je lisais Proust ; je venais de commencer La Recherche. Je lisais une demi-heure le matin ; plus tard dans la journée j'écrivais. 

    C'est à Chateaubriand d'abord que je pense, à la politique, qui est l'histoire, toujours en filigrane ; au palimpseste inhérent aux longs mémoires, palimpseste affiché (l'époque racontée, la date d'écriture, la date de révision ; exemple : 1789 - 1821 - 1846).

    Pourtant, c'est dans La Recherche qu'il n'y a pas de dates, ou presque, tandis que l'Outre-tombe en regorge, et cela, cette façon de se souvenir, et d'oublier, a été déterminante : on a glissé, déjà, d'un temps dans un autre, en avant, en arrière, selon tel mot qui fait pivot, peu importe, le mouvement commande.

    Les hommes dans mon roman ont été petit à petit privés de l'accès à la computation du temps.

    9 septembre 2023

  • Chateaubriand vole vers Mars

    Jusqu'à cet été, je n'avais pas lu Le meilleur des mondes, par préjugé positif autant que par paresse. (Grande est l'étrangeté de se sentir avoir été influencé par un livre qu'on n'avait pas lu.) S'il est vrai qu'une grande partie des conditionnements par incessante propagande décrits dans ce roman ont été réalisés, ou sont sur le point de l'être, avec notre assentiment désormais sans valeur, l'idée qu'il se puisse rencontrer aujourd'hui un Sauvage qui ait lu Shakespeare, tout Shakespeare et rien que Shakespeare est encore plus improbable qu'elle ne l'était en 1931 (écriture) ou 1932 (édition). 

    Les deux pages de la préface d'Huxley à l'édition française sont tout à fait frappantes par l'importance qu'elles donnent à la langue : "Tout livre est le produit d'une collaboration entre l'écrivain et ses lecteurs." Plus loin : "Certains passages de ce volume appartiennent à la catégorie des choses intraduisibles. Ils ne sont pleinement significatifs qu'à des lecteurs anglais ayant une longue familiarité avec les pièces de Shakespeare et qui sentent toute la force du contraste entre le langage de la poésie shakespearienne et celui de la prose anglaise moderne." Il se peut que le fantôme de William Shakespeare soit le personnage principal du meilleur des mondes... Pour le titre, Jules Castier a fait l'excellent choix d'emprunter à Voltaire pour rendre ce qu'Huxley empruntait à Shakespeare.

    A l'heure de l'écriture de ce roman, la langue anglaise avait déjà grande puissance, mais elle n'avait pas déclassé définitivement la langue française, même dans les disciplines scientifiques (les publications des physiciens, par exemple, se feront dans la langue de Molière jusqu'en 1960 ou 61) et je me demandais quel équivalent français je choisirais, dans un roman d'anticipation de 2023 ou 2033, pour faire sentir la force du contraste entre son langage et la prose française moderne. Plutôt que sur un dramatiste (mot vieilli), le préférant à Saint-Simon (dont l'époque est malgré tout trop une et stable), à Balzac (mais j'aurais pu), à Proust (trop intime malgré que la politique y passe), à De Gaulle (trop César), j'ai arrêté mon choix sur Chateaubriand, aventurier doté d'un sens moral, parce que la fracture qu'il enjambe entre l'Ancien Régime et le monde moderne me semble comparable non seulement au passage du Moyen Âge à la Renaissance dont rend compte Shakespeare, mais aussi au passage de notre époque post-un-peu-tout à l'advenue du monde de l'Intelligence Artificielle. 

    Imagine-t-on François-René de Chateaubriand voler vers Mars, passant dans une capsule métallique à travers l'immensité noire et morte, le silence éternel des espaces infinis ? Après tout, il a vu à vingt-et-un ans la prise de la Bastille, il s'en est allé seul chercher en vain le mythique "passage du Nord-Ouest" et vivait à vingt-trois avec les Indiens d'Amérique une vie à la Fenimore Cooper, avant de revenir pour une guerre perdue d'avance...

    Entre les deux passages déjà cités de la préface à l'édition française du Meilleur des mondes, celui-ci, magnifique :

    "Sans les habitudes appropriées de langage et de pensée, sans la familiarité nécessaire avec une littérature classique, le lecteur ne percevra pas ce que j'appellerai les harmoniques de l'écriture. Car ainsi qu'un son musical évoque tout un nuage d'harmoniques, de même la phrase littéraire s'avance au milieu de ses associations. Mais tandis que les harmoniques d'un son musical se produisent automatiquement et peuvent être entendus de tous, le halo d'associations autour d'une phrase littéraire se forme selon la volonté de l'auteur et ne se laisse percevoir que par les lecteurs qui ont une culture appropriée."

    22 août 2023