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Science - Page 3

  • Tout seul dans son coin

    "En attendant, le totalitarisme n'a pas encore totalement triomphé partout. Notre propre société est toujours, au sens large du terme, libérale. Pour exercer son droit à la liberté d'expression, il faut se battre contre des pressions économiques et une grande part de l'opinion publique, mais pas encore contre une police secrète. On peut dire ou imprimer presque tout ce qu'on veut tant que l'on est prêt à le faire tout seul dans son coin."

    Lu ce petit texte de  George Orwell de 1946, traduit par Thomas Bourdier (qui n'a pas peur du verbe impacter, qui manquait à notre langue) et publié aux excellentes éditions R&N (une maison qui écrit en toutes lettres sur son site Veuillez noter que nous ne lisons pas les manuscrits ne peut qu'être excellente.)

    "Il ne sera probablement pas au-delà de l'ingéniosité humaine de faire écrire des livres par des machines. On peut déjà voir un tel processus mécanique à l'œuvre dans les films et à la radio, dans la publicité et la propagande, et dans les franges les plus basses du journalisme. Les films Disney, par exemple, sont produits à l'aide de procédés essentiellement industriels, le travail étant effectué en partie mécaniquement, en partie par des équipes artistiques qui doivent taire leur style personnel pour le mettre au service du film."

    Le préfacier Kévin Victoire cite le texte Pourquoi j'écris où Orwell identifie quatre raisons d'écrire qui existent chez tous les écrivains et dont les proportions varient : 1. le pur égoïsme ; 2. l'enthousiasme esthétique ; 3. l'inspiration historienne ; 4. la visée politique. Raisons à mettre en perspective avec Ezra Pound citant dans son ABC de la lecture l'humaniste du XVIème siècle Rodolfo Agricola, pour lequel "on écrit toujours ut doceat, ut moveat, aut delectet, pour instruire, pour émouvoir ou pour charmer".

    5 novembre 2023

    L'empêchement de la littérature, George Orwell, traduit par Thomas Bourdier, R&N

     

     

     

  • 1913

    Georges de La Fuly a publié sur son blog un texte qui parle, entre autres, de Stravinsky et de 1913. Je lui "réponds" ici.

    Cher La Fuly,

    J'ouvre méchamment, pardon, avec une citation de l'informaticien d'Open AI, Ilya Sutskever : "Si vous placez l'intelligence au-dessus de toutes les qualités humaines, vous allez passer un sale moment." Sutskever a publié cette phrase sur X (ex-Twitter) le 7 octobre 2023. Il ne parlait pas (quoi que, soviétique devenu canadien, il ait longuement vécu en Israël) de l'attaque surprise du Hamas, mais de telle avancée proprement effrayante de l'Intelligence Artificielle ; avancée qui a effrayé semble-t-il ses découvreurs mêmes, au point de les faire (brièvement) se demander s'il ne serait pas plus raisonnable de "décélérer". D'ici quelques années, presque tout le travail intellectuel sera automatisé, ceci incluant évidemment "les arts" et "l'écriture". (Cela tombe bien, un quart des 25-35 ans français est titulaire d'un bac+5 dont la plupart sont bidons (espérons que nous pouvons encore excepter les sciences) ; notre pays travaille à aligner une armée mexicaine de péones officiérisés en tenue bigarrée ; mieux, une armée mexicaine de crevards et zombies. Voilà qui est réjouissant : Pour une fois que nous n'avons pas une guerre de retard, c'est que nous en avons douze !)

    Vous avez une fois relevé, mon cher La Fuly, le propos d'une dame toute simple disant à la télévision en 1978 que c'est bon "de vivre sans gêner le voisin". Pas sans être gêné par lui. Non, sans le gêner. C'est émouvant ; c'est émouvant comme l'est votre phrase, son pronom sujet désignant le compositeur Igor Stravinsky : "Il va gentiment attendre que Schoenberg meure pour écrire de la musique dodécaphonique." Il y a là, pour ainsi dire l'air de rien, une grande délicatesse. Celle de Stravinsky, sans doute ; mais la vôtre aussi bien, qui est de 2023.

    J'ai commis l'enthousiaste imprudence de vous dire sitôt après lecture de votre beau texte, Le dos de Pierre Monteux, que "si nous sommes évidemment éloignés de 1913, nous sommes aussi en 1913." Les gens aujourd'hui vont s'en ficher tout à fait de gêner ou non leur voisin. Peut-être. Pas vous. Les gens dont vous parlez, Debussy, Stravinsky, Nijinski, ne sont pas le tout-venant de leur époque ; pas plus qu'aujourd'hui La Fuly (je prends au hasard votre nom pour finir ma liste en -i/y). Je vous ai dit à propos de votre texte extraordinaire, parfaitement admirable, qu'il faudrait y répondre ; j'essaie et ce sera tout à fait insuffisant. Je risque surtout de ne pas arriver où je voulais aller.

    1913, c'est évidemment l'année d'avant la guerre. De ce point de vue au moins, pas finaud, on peut craindre, à voir s'allumer les conflits intérieurs et extérieurs, que 2023 ne précède 1914. Mais la chose à laquelle je voulais répondre, je crois, est résumée par cette votre affirmation : "Nos aïeux côtoyaient des génies, nous côtoyons des larves." Je donne tout de même tout le passage :

    "Quatre chefs-œuvre de cette époque (Jeux, de Debussy, le Sacre, de Stravinsky, le Prince de bois, de Bartok, et les Six Bagatelles pour quatuor à cordes d'Anton Webern) pourraient suffire à en faire la plus passionnante de toutes (Ravel décrira ce temps comme le plus heureux de sa vie), mais il faut encore y ajouter tant de créations et tant d'esprits incomparables, tant de subtilité et d'espérance, et la grande ombre de Proust… Lorsque nous nous penchons rétrospectivement sur l'année 1913, il nous semble que toute l'intelligence, tout l'esprit, tout le raffinement d'une civilisation s'étaient donné rendez-vous en ce point de l'espace et du temps. Cent-dix années se sont écoulées depuis lors, et ces cent-dix années nous semblent, avec la Grande Guerre qui les a ouvertes, les portes du Désastre mondialisé et déculturé au fond duquel nous suffoquons. Nos aïeux côtoyaient des génies, nous côtoyons des larves. Ils vivaient au printemps, nous vivons au fin fond de l'hiver."

    Ou cet hiver sera le dernier, et c'est la fin des temps : c'est une hypothèse à laquelle, d'ailleurs, je ne suis pas totalement fermée : la chute démographique de l'occident, la montée de l'islamisme, les guerres en cours et les débiles légers disposant d'arsenaux nucléaires pourraient fort bien terminer l'aventure. Ou un printemps viendra, et il ne ressemblera pas à cet immense massacrement estival de 1914-18 ! Je sais, j'ai l'air de vous prendre au pied de la lettre. Mais il le faut. Comme vous le savez je crois, j'ai écrit plus de vingt ans des pièces de théâtre dont aucune, et tant mieux, ne demeurera. J'ai mis fin récemment à cet anachronisme (au mieux qualifiable de "touchant"). Malraux disait, mais je ne sais plus où, peut-être dans son magnifique, posthume et méconnu L'homme précaire et la littérature, qu'au seizième (?) siècle, personne n'avait vu arriver la peinture et que le monde artistique ne jurait que par la mosaïque... (Je feuillette depuis une bonne heure ce livre, dans l'espoir de tomber sur cette phrase, qui ne s'y trouve peut-être pas. Mais, je trouve celle-ci, parmi tant d'autres étincelantes, qui va mieux encore illustrer mon propos :) "Les successeurs de Michel-Ange et de Titien ne seront pas des peintres, mais Shakespeare, Monteverdi, Corneille."

    Quels furent et sont les successeurs de la France, morte dans une plaine belge, le 18 juin 1815 ? A la fin de la centaine de pages qu'Hugo consacre à la bataille de Waterloo dans les Misérables, un homme apparaît, qui vient faire les poches des cadavres : c'est Thénardier. Même le vieux De Gaulle, qui avait lancé (d'Angleterre !) son appel à la résurrection, 125 ans jour pour jour après la mort, devait avouer au même Malraux, juste avant de mourir, et en prenant un exemple américain, qu'il était comme le vieil homme d'Hemingway, qu'il n'avait ramené qu'un squelette. Les Thénardiers ont pris du galon depuis 1815, ils portent une brochette de noms connus, de Giscard à Macron et continuent de faire impunément les poches des Français morts. Quant à Cosette, qu'il faut appeler Marianne, tout le monde lui passe dessus, au nom béni de l'allahïcité.

    Ce qu'il reste d'esprits cherchant l'absolu, et le prenant trop souvent encore pour la gloire, qu'ils ne trouvent que très relativement, s'enorgueillissent de leur panache dans la défaite ; c'est l'axe Cyrano-Platini. Toute victoire est nous suspecte, sinon, quoi que cela veuille dire, fâchiste. L'idéal politique est d'en ôter même toute possibilité.  

    Je m'éloigne de Stravinsky et de 1913, mais comment faire autrement ? Je sais bien que je suis complètement à côté. Puisse cela permettre de se parler. Il y a, vous avez bien raison, nombre de larves. Elles sont en pleine lumière. Entrons dans l'ombre. Dans la pénombre. Je ne comprends pas pourquoi les écrivains français intéressants d'aujourd'hui veulent à tout prix remonter au XIXème siècle. Pour éviter, comme la pauvre Despentes, de patauger à jamais dans les années 80 (ce qui l'amène en 2020 à régler des comptes imaginaires avec je ne sais quel fantasmé John Wayne...) ? Houellebecq regarde un peu dans l'avenir, il est bien le seul, puis il se recroqueville et lance une provocation en post-français standard. Et ça mord ? Ça mord.

    Je vous écris de mon pays perdu, qui est le vrai pays trouvé et retrouvé. Peut-être que tout tient là, à ne presque plus fréquenter personne. Je préfère côtoyer des gens simples (qui ne le sont sans doute pas). Vous êtes, vous aussi, j'imagine, dans votre pays lointain. Des campagnes françaises. Pourtant mon courrier vous parviendra en une seconde à peine. 

    Malraux intègre dans sa réflexion sur les arts le cinéma (déjà fini), les feuilletons, le journalisme et les médias (l'audio-visuel). L'exemple de cette ouverture est à suivre. Qu'est-ce que nous ne voyons pas, et qui est sous nos yeux ? "[...] nos peintres du XVIIIème siècle n'ignoraient pas les statues gothiques devant lesquelles ils passaient chaque jour. Ils ne les voyaient pas. Puis, ils les ont vues. L'énigme est la même en littérature, et c'est pourquoi l'imprimerie ne suffit pas à la résoudre." Le Malraux des années 70, qui récapitule une pensée anthropologique et artistique immense, ne fait presque pas cas de la science. Il comprend le passage (de l'Esprit, suis-je presque tenté de dire) d'un art à l'autre comme personne, mais il exclut, sans doute involontairement, parce qu'il est âgé et que les connaissances précises lui font défaut (?), tout le domaine scientifique, qui étale pourtant au grand jour son pouvoir naissant et sa prométhéenne ambition. Et si l'on était passé, comme de Michel-Ange à Shakespeare, de Proust à Grothendieck ? Et mieux (ou pire), de Gödel à Elon Musk (pour le meilleur et pour le pire) ?  S'il y avait des sauts, plus encore que des passages ? (Chronologiquement, le Malraux des dernières années est à mi-chemin entre 1913 et nous.) L'album de Tintin, Objectif Lune date de 1953 et la France des débuts de la Vème espérait encore jouer non seulement la carte nucléaire, mais aussi celle de l'art, de la science (on développe une informatique française) et la course à l'espace. L'immense vague de merde du giscardo-mitterrandisme noiera tout ça dans l'à-quoi-bon égalitaire sauce Jack Lang. Vive la fête de la musique !

    Les succès 2023 du cinématographe sont, dans l'ordre d'apparition historique des personnages : Napoléon, Oppenheimer, Barbie (il fallait bien une héroïne). Le symptôme est flagrant et tout est amerloque (britanniques inclus). Pendant ce temps, la question quelque part en Californie est de savoir si l'homme hybridé à l'IA pourra faire face à l'IA se débarrassant comme de chiendent de l'humanité dont elle sort (et justement, elle la quitte). Vous avez remarqué comme il n'y a plus d'Italie ?

    Je me relis et cette réponse n'est pas du tout satisfaisante, au moins narcissiquement. Les gens les plus intéressants de notre époque, pourquoi écriraient-ils de la musique, du théâtre, et même, allez, des romans, puisque la culture est devenue cette merde ? Même la bonne vieille tradition juridique s'effondre avec tout le bâtiment... et les meilleurs esprits n'iront pas à Saint-Cyr, ni dans la porcherie qui a remplacé l'ENA. Philip Roth, que j'aime assez modérément, disait en 2011 que "dans vingt-cinq ans", en 2035 environ donc, "il y aura encore des lecteurs de romans, mais aussi peu nombreux que ceux qui, aujourd'hui, lisent de la poésie latine." Cela ne me semble pas valoir que pour les Américains. Des choses finissent. On peut s'échiner à les prévoir, les anticiper, il se peut bien qu'une bombe un de ces quatre matins vienne relativiser définitivement nos chimères. Nous passons.

    "Au fil des jours, le temps s'égrène, impitoyable / Comme un ruisseau furtif, il emporte nos vies, / Les heures s'enfuient, légères, inassouvies, / Et la mort, tapis dans l'ombre, est implacable." C'est le premier quatrain d'un sonnet que je viens de demander à ChatGPT d'écrire sur la mort et le passage du temps. Les règles respectées ne sont manifestement pas celles de la prosodie française. Ce "tapis dans l'ombre" est amusant. La mort est un tapis dans l'ombre sur lequel je vais m'étendre (devant la cheminée). (Je me demande si la version payante aurait fait mieux.) Je redemande seulement un quatrain, avec "un ou deux gros mots" : "Dans l'étreinte du temps, putain d'implacable, / La mort guette, sans pitié, tel un funeste bal. / Les secondes s'égrènent, foutu carnaval, / Et l'ombre grandit, saloperie inévitable." Je compte trois gros mots. Je le luis dis. L'IA s'excuse et refait le quatrain avec un gros mot, mais j'en compte encore deux (elle a simplement remplacé "saloperie" par épreuve"). J'en déduis qu'elle ne considère pas "foutu" comme un gros mot. Elle s'excuse et remplace "foutu" par "maudit". (Elle ne présente pas ses excuses, mais "s'excuse".) A ma demande, elle a expliqué quelles règles elle avait suivies, et quelles non, et pourquoi (langue familière et rythme moins rigide pour donner un effet décontracté et expressif). La conversation s'est terminée ainsi : - C'est bien d'avoir le sens de l'initiative. - Merci pour votre compréhension.

    En 1913, la France et l'Angleterre, talonnées de près, se taillent encore la part du lion dans la lutte permanente pour la domination mondiale. Nous descendons depuis cent ans, les Anglais montent. Venue de Russie, Stravinsky qui est en 1913 à Paris, quittera l'Europe en 1940, l'autre grand point de bascule qui verra la naissance de l'imperium américain, et mourra... à New York en 1971. (Heureusement que je ne me suis pas engagé à vous remonter le moral !) En 1913, Proust publie à compte d'auteur. Il est très loin d'être Proust. Personne ne semble croire à ce petit mondain snobinard. Par un fait extraordinaire, la grande guerre ne l'empêchera pas de devenir Proust (et de venger Napoléon). Après quoi commencera la fin de la littérature française. Céline part de haut, mais c'est déjà le dévers. Jusqu'à Malraux, qui meurt en 1976. Ensuite, les choses ne se passent plus en France ni en  Europe (radotage et confusage). J'ai bien fait de commencer ce courrier par Sutskever, qui est en Californie. Il vient lui aussi de Russie ; nombre des informaticiens de l'IA sont européens (anglais, russes, français, polonais, albanais), mais il n'y a plus rien ici. La nouvelle Méditerranée, c'est le Pacifique, c'est une grande mare, mais elle ne va pas être très nostrum.

    Je m'arrête là, cher La Fuly, j'ai fait tout à fait autre chose que ce que je voulais, nous sommes bien en 1913, à ceci près que nous sommes au fond de la province mondiale et que nous ne savons pas vraiment qui sont nos Stravinsky, Debussy, Webern et Bartok. Je retourne à mon roman que douze personnes liront (dont un traître), qui se passe dans un futur européen qui ne viendra pas, avec la conscience nette de ne pas l'écrire dans la bonne langue. (Il faudrait l'écrire en phinégantsouèque, non ?) il est tard, en effet. La nuit tombe - la nuit qui ne connaît pas l'Histoire, est la dernière phrase des Chênes qu'on abat. Soyons nyctalopes, ne gênons pas notre voisin, tout tapage nous nuirait, toute reconnaissance par des autorités serait imbécile. Tapissons-nous dans l'ombre.

    28 novembre 2023

     

     

     

     

     

     

  • Bascule (Jack Barron et l'éternité, de Norman Spinrad)

    Au moment de bascule du roman, Jack Barron a pour ainsi dire en main tous les éléments : un certain nombre de crimes sont directement liés au traitement médical révolutionnaire du milliardaire et fabricant de chefs d'Etat Benedict Howards, traitement que sa compagne et lui-même doivent, et veulent aussi, recevoir. Howards a même tenté de faire assassiner Barron quand il a compris quels liens ce dernier avait établis. Eh bien, sachant tout cela, que fait-il donc, ce Jack Barron ? Il fait la chose la plus stupide, et partant la plus humaine, qui se puisse imaginer : il se rend, au surplus avec sa compagne, recevoir ce traitement et participer ainsi lui-même du crime ignoble qu'il avait découvert. Là tient, je crois, une part du talent de Spinrad (après, tout de même, m'être demandé s'il ne merdait pas un peu, là) : tous les éléments sont en possession du héros, mais, soit que dopé à l'adrénaline il s'embrouille dans son raisonnement, refusant de croire à telle énormité, soit que l'attrait du piège manifeste soit plus fort que sa raison, il court aussi volontairement que stupidement à sa perte ; et il n'y court pas seul.

    4 octobre 2023

     

    Jack Barron et l'éternité, Norman Spinrad, traduction de Guy Abadia, collection Ailleurs et demain, Robert Laffont, 1969

  • Les démons de Gödel, de Pierre Cassou-Noguès

    "Mon hypothèse serait plutôt que l'intérêt des notions et, par conséquent, les directions du travail des mathématiciens (les mathématiciens ne s'intéressent pas à toutes les notions ou ne cherchent pas à démontrer tous les théorèmes mais seulement des théorèmes "intéressants") et, finalement, la figure que prennent les théories mathématiques sont déterminés par un écho imaginaire et qu'ainsi ces notions, ces énoncés répondent à des préoccupations plus larges que l'on rencontre avant tout dans la littérature."

    Kurt Gödel expliquait lui-même à sa mère, en 1952, à propos d'une présentation de son travail : " J'y étais désigné comme le découvreur de la vérité mathématique la plus significative du siècle. Tu ne dois pas penser que j'étais décrit comme le plus grand mathématicien du siècle. Le mot "significative" dit plutôt : du plus grand intérêt en dehors des mathématiques."

    Je donnerais volontiers dix "rentrées littéraires" complètes pour Les démons de Gödel (logique et folie) de Pierre Cassou-Noguès.

    Je ne sais pas si l'auteur, professeur de philosophie, a jamais pu souhaiter cela, mais j'ai tout au long de ma lecture de ce livre d'une très grande clarté, et de plus en plus intensément, adhéré aux "arguments" de Kurt Gödel (auteur du théorème d'incomplétude, la fameuse proposition mathématique "la plus significative" du XXème siècle, grand ami d'Einstein, et "plus grand logicien depuis le temps d'Aristote" selon Robert Oppenheimer) les plus extraordinaires, ceux que le mathématicien bizarre, pour le moins, ne publiait pas, craignant à raison qu'ils ne le fissent passer pour fou. Il se peut en effet qu'anges, démons, fantômes et diables n'aient pas bonne presse, même chez les scientifiques. 

    Un seul exemple, du logicien Gödel cité par Cassou-Noguès : "Puisque l'ego existe indépendamment du cerveau, nous pouvons avoir d'autres phases d'existence dans l'univers matériel ou dans un monde formé après que l'univers matériel a sombré dans le néant. L'apparence du contraire peut s'expliquer par le fait que nous en savons si peu sur le sujet."

    Un certain nombre de problèmes dramaturgiques (romanesques ou non) sont comme d'emblée résolus par l'intuition et le travail de Gödel, intuition dont, moi qui suis profane, je n'ai absolument pas besoin qu'elle soit démontrée mathématiquement.

    "Le problème qui m'occupe, dit Cassou-Noguès en sa postface, est de savoir ce que l'on peut légitimement tirer d'un énoncé scientifique. Sans même extrapoler la logique, Gödel utilise son théorème d'incomplétude pour établir des thèses philosophiques comme l'indépendance de l'esprit par rapport au cerveau, l'immortalité de l'esprit ou, semble-t-il, la possibilité du diable (l'impossibilité de se garantir contre un Mauvais Génie). Il lie pour cela son théorème d'incomplétude à des principes philosophiques qui ont une tradition: un "optimisme rationaliste" par exemple selon lequel l'esprit doit pouvoir résoudre tout problème qu'il peut formuler. La déduction des thèses bizarres à partir du théorème d'incomplétude et des principes philosophiques qui lui sont associés semble être rigoureuse et, du moins, il serait difficile de parler à propos de Gödel " d'imposture intellectuelle"". 

    Ce n'était pas le propos de l'auteur, mais j'ai regretté seulement qu'aucun éclairage ne soit donné quant à la mise au point de Gödel, entre 1948 et 1970, de sa preuve ontologique (argument logique, reprenant en s'inspirant de Leibniz une tradition remontant à saint Anselme de Cantorbéry,  en faveur de l'existence de Dieu, argument qui ne sera publié qu'en 1987, neuf ans après la mort du logicien). 

    25 août 2023

     

    Les démons de Gödel, de Pierre Cassou-Noguès, Points-Seuil, 2012