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Politique - Page 6

  • Nadeuques

    Les quelques personnes qui ont lu Lettre ouverte à l'Intendant du Domaine, paru en 2020, seront peut-être surpris de retrouver les étranges et inquiétants Nadeuques dans le contexte historique très différent de Sous les ciels de synthèse ; elles s'étonneront peut-être que cette peuplade barbare, qu'on trouvait dans les temps passés, ait survécu jusques aux temps futurs ; mais n'est-ce pas à cela justement que servent la barbarie, les invasions ?

    Le fait est que j'ai commencé d'écrire Sous les ciels de synthèse en Angleterre, l'été 2018, un avant donc que je n'entreprenne la Lettre à l'Intendant, l'été d'après, entre Bruxelles et Paris. Les Nadeuques ont donc commencé leur carrière littéraire dans le futur, avant de remonter le temps ; seuls des peuples de fiction peuvent se permettre un tel luxe.

    Vers la fin de la Lettre, le narrateur se proposait de tuer des Nadeuques sans autre forme de procès, et quelques journalistes me prêtant sa position et désireux peut-être que ces Nadeuques valussent pour un autre peuple dans la réalité, m'ont gentiment signifié refuser d'écrire un papier, ce qui revient exactement à ne pas prendre en compte le sujet fondamental du livre, qui est la perversion du pouvoir (l'Intendant) ; et ses effets désastreux. La lecture est un art plus que jamais difficile.

    4 septembre 2023

     

    Lettre ouverte à l'Intendant du Domaine, Pascal Adam, Le Réalgar, 2020

  • Territoires perdus

    Peu de personnages sont aussi peu probables que Charles de Gaulle et il suffit d'avoir l'idée de transposer son caractère et ses actions dans une fiction qui ne soit pas à clé, un monde à proprement parler imaginaire, pour comprendre que De Gaulle n'est pas du tout un personnage réaliste ("Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable", notait déjà Boileau) ; si peu probables soient ses façons franches et brutales de s'opposer et ce génie de comprendre que n'ayant rien à perdre il doit absolument ne surtout rien céder, elles le sont finalement bien davantage que ses réussites sur presque tous les fronts où il aura engagé le combat. C'est ce que je me suis dit après avoir lu à grande vitesse L'ami américain d'Eric Branca, roboratif ouvrage racontant "la guerre de trente ans" contre l'Amérique, contre l'invasion américaine, militaire, économique, monétaire et culturelle, qu'aura livrée De Gaulle, parallèlement d'abord à celle contre l'Allemagne, entre 1940 et 1969. Il semble bien, depuis, que des gouvernants de rencontre aient donné, plus encore que vendu, notre pays et que la combinaison OTAN-UE ait enfin réussi où l'AMGOT des Roosevelt et Truman avait échoué. Cette permanente infestation de traîtres à tous les étages de la politique, de l'économie et du journalisme ; l'accoutumance que nous en avons prise ; non moins que l'abrutissement culturel programmé et la tiers-mondisation islamique accélérée, devraient évidemment nous désespérer tout à fait si l'exemple tout à coup ne nous éclairait de cet homme parti seul continuer une guerre perdue sans rien céder pourtant à ses rivaux d'alliés. La situation ne saurait être si horrible que le désespoir en serait justifié. Et moi, qui, enfant, avais été si sensible aux cartes de France, et si troublé de celles où le royaume était portion congrue, au commencement du règne de Philippe-Auguste par exemple, comment n'aurais-je pas été ému par la phrase de Malraux sur l'homme de juin 1940 : "La France, c'était, devant lui, deux tables en bois blanc." On ne l'eût pas vue sur une carte.

    1er septembre 2023

     

    L'ami américain, Eric Branca, Tempus-Perrin

  • Situation de la littérature mondiale en 1987, par Alexandre Zinoviev

    "La situation de la culture mondiale s’est transformée à notre époque. La littérature a perdu son rôle dirigeant. Elle a été reléguée à l’arrière-plan par le cinéma, la télévision, la science et le journalisme. D’autre part, elle a connu une croissance quantitative qui l’a portée à des dimensions sans précédent. Des centaines de milliers de nouveaux livres sont édités chaque année dans le monde. La littérature est devenue un phénomène de masse, non seulement par le nombre de lecteurs, mais aussi de par le nombre d’écrivains. Elle s’est transformée en une industrie littéraire et s’est soumise à toutes les lois du marché.

    Un lecteur cultivé au sens ancien de ce mot est devenu très rare et il est perdu dans la masse des lecteurs littérairement primitifs. La publicité et l’affût du sensationnel des moyens d’information de masse ont écarté le talent littéraire. Les critères esthétiques de jugement des productions littéraires se sont effondrés. Ils ont été remplacés par les critères de la production mercantile et de l’adaptation aux besoins de la presse. La critique littéraire professionnelle a disparu. C’est le journaliste qui se charge de ce travail autrefois qualifié. L’intérêt porté à la littérature a diminué. La pression idéologique qui s’exerce sur elle a crû outre-mesure.

    L’on peut distinguer deux lignes dans la production littéraire actuelle : l’une est horizontale et l’autre, verticale. La première concerne les flots de livres qui suivent les intérêts du marché, de l’idéologie ou de la politique. La deuxième représente le progrès de la littérature en tant que forme de savoir et de représentation du monde en fonction de ses lois internes de développement et de critères esthétiques. Cette deuxième orientation s’est laissée absorber à un degré tel que l’on peut constater qu’elle s’est pratiquement effondrée en tant que ligne de force du développement littéraire. Ce qui est essentiel désormais dans l’appréciation d’un écrivain, ce n’est pas la nouveauté de son apport à la création littéraire, mais comment il satisfait les goûts et les besoins de certains cercles qui, dans la société, possèdent une influence sur le sort des écrivains et de la production littéraire."

    Alexandre Zinoviev, Mon Tchekhov, écrit en 1987. Editions Complexe, 1989

     

     

     

  • Sédé

    J'en suis revenu, le temps au moins d'une insomnie, à mon sédévacantisme politique de 1991, manière d'anarcho-gaullisme qui se rêverait armé, mais sans uniforme, celui-ci étant abandonné à l'atlantisme, ce vichysme du temps de paix.

    Je résumerais ainsi ma position d'alors et de cette nuit : La France est un pays qui n'a aucun représentant. Toutes les autorités sont donc illégitimes, qui concourent à son extinction, en son nom même.

    Restait la langue française ; que ces mêmes autorités allaient conjointement s'entendre à faire disparaître à grande vitesse. Il y a 97,8% de chances qu'un artiste aujourd'hui soit un imbécile inculte, autocentré et très satisfait de lui, essentiellement occupé à répéter des conneries sur sa planète, son genre, sa race et je ne sais quelle oppression dont il se trouve narcissiquement valorisé d'être la victime ; l'analphabète diplômé du capitaine Haddock, en somme.

    20 août 2023 

  • Chateaubriand vole vers Mars

    Jusqu'à cet été, je n'avais pas lu Le meilleur des mondes, par préjugé positif autant que par paresse. (Grande est l'étrangeté de se sentir avoir été influencé par un livre qu'on n'avait pas lu.) S'il est vrai qu'une grande partie des conditionnements par incessante propagande décrits dans ce roman ont été réalisés, ou sont sur le point de l'être, avec notre assentiment désormais sans valeur, l'idée qu'il se puisse rencontrer aujourd'hui un Sauvage qui ait lu Shakespeare, tout Shakespeare et rien que Shakespeare est encore plus improbable qu'elle ne l'était en 1931 (écriture) ou 1932 (édition). 

    Les deux pages de la préface d'Huxley à l'édition française sont tout à fait frappantes par l'importance qu'elles donnent à la langue : "Tout livre est le produit d'une collaboration entre l'écrivain et ses lecteurs." Plus loin : "Certains passages de ce volume appartiennent à la catégorie des choses intraduisibles. Ils ne sont pleinement significatifs qu'à des lecteurs anglais ayant une longue familiarité avec les pièces de Shakespeare et qui sentent toute la force du contraste entre le langage de la poésie shakespearienne et celui de la prose anglaise moderne." Il se peut que le fantôme de William Shakespeare soit le personnage principal du meilleur des mondes... Pour le titre, Jules Castier a fait l'excellent choix d'emprunter à Voltaire pour rendre ce qu'Huxley empruntait à Shakespeare.

    A l'heure de l'écriture de ce roman, la langue anglaise avait déjà grande puissance, mais elle n'avait pas déclassé définitivement la langue française, même dans les disciplines scientifiques (les publications des physiciens, par exemple, se feront dans la langue de Molière jusqu'en 1960 ou 61) et je me demandais quel équivalent français je choisirais, dans un roman d'anticipation de 2023 ou 2033, pour faire sentir la force du contraste entre son langage et la prose française moderne. Plutôt que sur un dramatiste (mot vieilli), le préférant à Saint-Simon (dont l'époque est malgré tout trop une et stable), à Balzac (mais j'aurais pu), à Proust (trop intime malgré que la politique y passe), à De Gaulle (trop César), j'ai arrêté mon choix sur Chateaubriand, aventurier doté d'un sens moral, parce que la fracture qu'il enjambe entre l'Ancien Régime et le monde moderne me semble comparable non seulement au passage du Moyen Âge à la Renaissance dont rend compte Shakespeare, mais aussi au passage de notre époque post-un-peu-tout à l'advenue du monde de l'Intelligence Artificielle. 

    Imagine-t-on François-René de Chateaubriand voler vers Mars, passant dans une capsule métallique à travers l'immensité noire et morte, le silence éternel des espaces infinis ? Après tout, il a vu à vingt-et-un ans la prise de la Bastille, il s'en est allé seul chercher en vain le mythique "passage du Nord-Ouest" et vivait à vingt-trois avec les Indiens d'Amérique une vie à la Fenimore Cooper, avant de revenir pour une guerre perdue d'avance...

    Entre les deux passages déjà cités de la préface à l'édition française du Meilleur des mondes, celui-ci, magnifique :

    "Sans les habitudes appropriées de langage et de pensée, sans la familiarité nécessaire avec une littérature classique, le lecteur ne percevra pas ce que j'appellerai les harmoniques de l'écriture. Car ainsi qu'un son musical évoque tout un nuage d'harmoniques, de même la phrase littéraire s'avance au milieu de ses associations. Mais tandis que les harmoniques d'un son musical se produisent automatiquement et peuvent être entendus de tous, le halo d'associations autour d'une phrase littéraire se forme selon la volonté de l'auteur et ne se laisse percevoir que par les lecteurs qui ont une culture appropriée."

    22 août 2023