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Ciels de synthèse - Page 17

  • Cabane dans un champ de concombres

    Je ne pense pas que le terme roman, qui est désormais essentiellement un marqueur commercial, puisse encore s'appliquer à ce que j'écris. 

    Lu, grâce à Sabine Huyhn, la traductrice d'Ann Sexton, poète que je n'ai jamais lu : « Content dominates, but style is the master.» Drôle d'exécutif bicéphale. A comparer avec cette remarque de Claudel, dans « Sur le vers français", in Réflexions sur la poésie. « L'intelligence n'est pas plus la vertu fondamentale pour un poète que la prudence pour un militaire¹. Elle est nécessaire en seconde ligne. Elle critique ce que tu fais.» [(1) « Ou la probité chez un entrepreneur de travaux publics. »]

    Je donne un nom à un personnage ; aussitôt j'en trouve vingt-deux sur les réseaux. Avec des têtes à vous couper l'imagination. Je trafique le nom, le chosifie.

    Je crois vraiment nécessaire l'alternance dans le même texte de proses ressortissant des «deux éducations ». A la violence manifeste, qui attirera évidemment sur elle l'attention, doit répondre, selon le mot de Leo Strauss, la noble réserve et la calme grandeur. Quitte à ce que ces dernières demeurent incomprises...

    Je ne faisais que peu de différences entre drame et poème, ce qui me valait l'incompréhension des deux sectes. Le roman lui-même, au-delà de sa sclérose contemporaine, me paraît toujours évidemment lié à l'épopée, au chant de la colère d'Achille, ou à cet autre commencement prophétique  : « Votre terre est déserte, vos villes sont brûlées par le feu : les étrangers dévorent votre pays devant vous, et il sera désolé comme une terre ravagée par ses ennemis. Et la fille de Sion demeurera comme une loge de branchages dans une vigne, comme une cabane dans un champ de concombres, et comme une ville livrée au pillage. » Homère, donc. Et Isaïe, ici (I, 7-9) dans la traduction de Le Maître de Sacy. (Notons que le passage cité a donné à Jünger l'idée de donner ce titre ambivalent : La cabane dans la vigne à son journal de guerre des années 1944-1948, qui voient l'Allemagne à son tour détruite, ravagée par le feu, divisée.)

    31 janvier 2024

     

  • 26 janvier 2024

    Passé les quinze derniers jours à tenter d'extraire de la narratrice S.H. de quoi faire un soliloque à destination (très hypothétique) du théâtre-zombie. Thème global : La loi du plus fort est toujours la meilleure. (Rapports du poète et du tyran.) Convoqués d'autorité, Mandelstam, La Fontaine (donc), Xénophon, Joyce. Se sont invités Apollinaire (hors sujet, diversion, Merveille de la guerre) et Pound (passage éclair pour ce dernier). Le tout dans un futur proche à la technomisère organisée par personne. Concision du style : maximum de violence dans minimum de mots, la plus grande étant de la dire comme une évidence, en passant. Dès le début d'écriture, massacre indifférencié des poètes neuneus du jour (les débiles légers parlent aux débiles légers) et des burnes vides élues qui gauleiterisent le pays, et le monde . (Juste après, dans la prétendue vraie vie, 2000 nullités poétalisantes dénoncent comme "trop méchant" Sylvain Tesson, l'écrivain touristique poly-râteliérisé à dico des jolies citations intégré. Lili Pute et Pute Lili <en même temps>.) Puis entrée directe dans la colonisation de l'esprit humain par la machine, le corps servant de terminal ; avec en filigrane discret la légalisation du commerce des enfants (usinage/import/export). (Pendant ce temps, dans la vraie vie, autour de moi, dans le village, révolte paysanne. Des gens qui ne veulent pas devenir ce que je viens d'écrire.) Et moi, seul, de part et d'autre de la schize, avec mon cigare belge (tabacs Joseph Martin).

    26 janvier 2024

  • Deux éducations

    Je lis, pour la troisième fois ces dernières années, le De la Tyrannie de Leo Strauss consacré à l'Hiéron, dialogue d'une trentaine de pages de Xénophon. Et comme chaque fois, dans la dernière partie du livre de Strauss, ce passage où apparaissent tout à coup, comme inopinément, deux romanciers, m'épate (oui, m'épate) :

    « Le caractère particulier de l'Hiéron ne se découvre pas à la première lecture, ni même à la dixième, quelle que soit la peine que l'on se donne, si la lecture ne provoque chez le lecteur un changement d'orientation. Ce changement était beaucoup plus facile pour le lecteur du XVIIIème siècle que pour le lecteur moderne qui a été formé par la littérature brutale ou sentimentale des cinq dernières générations. Une deuxième éducation nous est nécessaire pour nous accoutumer à la noble réserve et à la calme grandeur des classiques. Xénophon se bornait à cultiver exclusivement cet aspect des écrits classiques qui est complètement étranger au goût moderne. Il n'est donc pas étonnant qu'il soit, de nos jours, méprisé ou ignoré. Un critique, inconnu de l'antiquité, qui fut sans nul doute un psychologue perspicace, le jugeait des plus modestes. Les lecteurs modernes qui ont la chance d'avoir une préférence naturelle pour Jane Austen plutôt que pour Dostoïewsky, en particulier, comprennent Xénophon plus aisément que les autres. Pour comprendre Xénophon, il leur suffit de combiner l'amour de la philosophie avec leur préférence naturelle. »

    Le livre de Strauss est publié en 1954. Il dit que la littérature brutale ou sentimentale en vigueur aujourd'hui a débuté voici cinq générations, soit environ 125 ans, c'est-à-dire vers 1820. Il désigne sans doute le mouvement romantique (dont Dostoïevski serait une manière d'avatar russe, extrême et terminal). La remarque de Strauss n'est cependant pas une charge contre cette littérature. L'idéal est donc bien de pouvoir lire Austen et Dostoïevski. 

    Je n'ai pas lu Jane Austen. Mais j'ai lu Marcel Proust. Et si, quoiqu'indigne et quitte à faire râler les cons, je m'amusais à déplacer temporellement et géographiquement les références straussiennes, je dirais volontiers qu'il faut tenir ensemble Proust et Dantec (par exemple). 

    22 janvier 2024

  • Un homme discret

    Il avait 47 ans en 1982, il était ingénieur en informatique. Il a traduit le livre du siècle le plus intraduisible, chose à laquelle il s'est consacré une vingtaine d'années, et a donné à ce sujet une interview unique au journal Le Monde. Le nom de ce monsieur est Philippe Lavergne et il a traduit Finnegans Wake en français. Je crois que c'est tout ce qu'on sait. Est-il encore de ce monde ? (Il a un homonyme qui écrit des choses et les publie, et c'est une manière possible d'être confondu qui redouble presque l'anonymat.) Je trouve cette discrétion fascinante. Un tour sur les réseaux suffit à vous convaincre que le plus humble des honnêtes tâcherons ne s'exprime jamais tant que lorsqu'il s'agit de faire la publicité de ses œuvres, lesquelles sont très souvent navrantes et presque toujours superfétatoires. Là, non : le nom de Philippe Lavergne n'est entré dans le monde qu'au service de l'œuvre la plus phénoménale du siècle et s'est aussitôt effacé derrière, nous laissant seuls avec un livre qu'on n'arrive pas à lire.

    19 janvier 2024

  • L'or, de Blaise Cendrars

    Je n'avais pas lu L'or, dont un exemplaire a magiquement atterri sur mon bureau quand mon roman a d'une pichenette envoyé la Californie dinguer dans le Pacifique. Le hasard n'existe pas. C'est un merveilleux conte et le meilleur western que j'ai vu depuis longtemps. C'est aussi une manière de parabole biblique, un contrepoint amusé à Job. Cendrars est merveilleux de simplicité et sa brève épopée malheureuse du magnifique Suisse Johann August Suter, "inventeur" si j'ose dire de la Californie, est parfaite. Le seul livre du XXème siècle auquel il me semble pouvoir être comparé, par la simplicité et la puissance, est Le vieil homme et la mer. 

    16 janvier 2024

    L'or, Blaise Cendrars, Folio Gallimard