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mathématiques

  • La société industrielle et son avenir, de Theodore Kaczynski

    Mort en juin 2023 à l'âge de 81 ans, Theodore Kaczynski dit Unabomber a commis des attentats cherchant à frapper des individus liés à la recherche scientifique ou diversement impliqués dans la promotion du progrès technique pendant dix-sept ans ; il a tué trois personnes. Sans ces attentats, personne sans doute n'aurait entendu parler de son bref essai anarcho-écologique, ou néo-luddite, La société industrielle et son avenir, d'abord publié sous la contrainte en 1995 aux USA (en échange d'une cessation des attentats). Nombre des analyses de Kaczynski sont très justes et ses propositions de destruction de la société industrielle semblent en découler logiquement ; le goût macabre pour les tueurs explique l'influence et la fascination qu'exercent conjointement l'auteur et son ouvrage.

    L'essai est divisé en 27 chapitres courts eux-mêmes divisés en 232 paragraphes numérotés, ce qui permet des renvois intra-textuels précis. La folie et la lucidité de l'auteur, mathématicien de formation, sont indissociables. Son analyse du progressisme, en fin d'ouvrage est très juste (extrait du paragraphe 219) :

    L'idéologie progressiste est totalitaire. Partout où le progressisme est en position de force, il cherche à envahir le moindre recoin de la vie privée et à remodeler toute pensée, parce que son idéologie a un caractère quasi religieux et que tout ce qui est contraire à ses croyances incarne le péché. [...] Ils [les progressistes] ne sont pourtant jamais satisfaits, quelle que soit la réussite du mouvement, parce que leur activisme est une activité de substitution (voir paragraphe 41). Leur motivation n'est pas d'atteindre leurs buts mais d'éprouver un sentiment de puissance en luttant pour imposer certaines mesures sociales. Ils ne sont par conséquents jamais satisfaits par celles qu'ils ont déjà obtenues ; leur besoin d'auto-accomplissement les pousse à chercher sans cesse autre chose. Ils revendiquent l'égalité des chances pour les minorités puis, quand cet objectif est atteint, ils veulent que soient imposés des quotas d'embauche pour chaque minorité. Ils traqueront pour le rééduquer quiconque gardera dans un coin de son esprit un jugement dépréciatif sur une quelconque minorité. Les minorités ethniques ne leur suffisent pas ; personne ne doit se permettre de juger négativement les homosexuels, les handicapés, les gros, les vieux, les laids, etc. Il ne suffit pas d'avertir le public des méfaits du tabac ; une mise en garde doit être imprimée sur chaque paquet de cigarettes ; ensuite, il faut réduire, si ce n'est interdire, toute publicité pour le tabac. Les activistes ne seront satisfaits que lorsque le tabac sera complètement prohibé, puis viendra le tour de l'alcool, de la nourriture non diététique, etc. Ils se sont élevés contre les mauvais traitements infligés aux enfants, ce qui est raisonnable. Mais maintenant ils voudraient interdire jusqu'à la simple fessée. Après quoi, ils s'attaqueront à une autre chose qu'ils déclareront malsaine, puis une autre et encore une autre. Ils ne seront pas satisfaits tant qu'ils n'exerceront pas un contrôle total sur l'éducation des enfants. Et alors ils enfourcheront un nouveau cheval de bataille.

    La technologie est une force sociale plus puissante que l'aspiration à la liberté. Ses mauvais côtés sont indissociables des bons. Raison pour laquelle elle ne doit pas être réformée mais détruite.

    Kaczynski distingue cependant deux types de technologie, celle à petite échelle, qui peut survivre à la destruction de la seconde, et celle à grand échelle, qu'il faut donc détruire. Il donne deux exemples parlants aux paragraphes 208 et 209.

    [...] Par exemple, lorsque l'Empire romain se désagrégea, le premier type de technologie survécut parce que n'importe quel artisan intelligent pouvait construire une roue à eau, n'importe quel forgeron pouvait travailler le fer selon les méthodes romaines, etc. Mais la technologie dépendant de l'organisation de l'Empire régressa. Ses aqueducs tombèrent en ruine et ne furent jamais reconstruits, ses techniques de construction des routes furent perdues, son système d'égouts fut oublié et d'ailleurs, jusqu'à un passé récent, celui des villes européennes ne surpassa pas celui  de la Rome antique.

    [...] Prenez l'exemple du réfrigérateur. il serait pratiquement impossible à une poignée d'artisans locaux d'en construire un sans disposer de pièces usinées ou de l'outillage de l'ère postindustrielle. Si par quelque miracle ils y parvenaient, cela ne leur servirait à rien sans une production régulière d'électricité. Ils devraient donc construire un barrage sur une rivière ainsi qu'un générateur, celui-ci nécessitant beaucoup de fils de cuivre. Imaginez ces artisans en train de fabriquer ses fils sans machines modernes. Et où trouveraient-ils le gaz pour la réfrigération ? Il leur serait beaucoup plus facile de construire une glacière, de conserver la nourriture dans la saumure ou en la séchant, comme cela se faisait avant l'invention du réfrigérateur.

    A la moitié de l'ouvrage environ (paragraphe 97), l'auteur constate que les droits constitutionnels garantissent la conception bourgeoise de la liberté, c'est-à-dire en somme un certain nombre de libertés bien spécifiées et délimitées destinées surtout à servir les besoins de la machine sociale. Au paragraphe précédent, l'auteur justifie ses attentats :

    [...] Si nous avions transmis le présent texte à un éditeur sans avoir commis d'actes de violence, il n'aurait probablement jamais été accepté. Et s'il avait été accepté et publié, il n'aurait probablement pas attiré beaucoup de lecteurs, parce qu'il est plus amusant de regarder les divertissements distillés par les médias que de lire un essai sérieux. Et même si ce texte avait eu beaucoup de lecteurs, la plupart d'entre eux l'auraient rapidement oublié car les esprits sont submergés par la masse d'informations diffusées par les médias. Pour que notre message ait quelque chance d'avoir un effet durable, nous avons dû tuer des gens.

    L'assassinat est tout de même un mode de promotion des idées écologiques radicales à la pointe de la modernité.

    10 novembre 2023

     

    La société industrielle et son avenir, Theodore Kaczynski, traduction non signée, L'Encyclopédie des nuisance

     

  • Les démons de Gödel, de Pierre Cassou-Noguès

    "Mon hypothèse serait plutôt que l'intérêt des notions et, par conséquent, les directions du travail des mathématiciens (les mathématiciens ne s'intéressent pas à toutes les notions ou ne cherchent pas à démontrer tous les théorèmes mais seulement des théorèmes "intéressants") et, finalement, la figure que prennent les théories mathématiques sont déterminés par un écho imaginaire et qu'ainsi ces notions, ces énoncés répondent à des préoccupations plus larges que l'on rencontre avant tout dans la littérature."

    Kurt Gödel expliquait lui-même à sa mère, en 1952, à propos d'une présentation de son travail : " J'y étais désigné comme le découvreur de la vérité mathématique la plus significative du siècle. Tu ne dois pas penser que j'étais décrit comme le plus grand mathématicien du siècle. Le mot "significative" dit plutôt : du plus grand intérêt en dehors des mathématiques."

    Je donnerais volontiers dix "rentrées littéraires" complètes pour Les démons de Gödel (logique et folie) de Pierre Cassou-Noguès.

    Je ne sais pas si l'auteur, professeur de philosophie, a jamais pu souhaiter cela, mais j'ai tout au long de ma lecture de ce livre d'une très grande clarté, et de plus en plus intensément, adhéré aux "arguments" de Kurt Gödel (auteur du théorème d'incomplétude, la fameuse proposition mathématique "la plus significative" du XXème siècle, grand ami d'Einstein, et "plus grand logicien depuis le temps d'Aristote" selon Robert Oppenheimer) les plus extraordinaires, ceux que le mathématicien bizarre, pour le moins, ne publiait pas, craignant à raison qu'ils ne le fissent passer pour fou. Il se peut en effet qu'anges, démons, fantômes et diables n'aient pas bonne presse, même chez les scientifiques. 

    Un seul exemple, du logicien Gödel cité par Cassou-Noguès : "Puisque l'ego existe indépendamment du cerveau, nous pouvons avoir d'autres phases d'existence dans l'univers matériel ou dans un monde formé après que l'univers matériel a sombré dans le néant. L'apparence du contraire peut s'expliquer par le fait que nous en savons si peu sur le sujet."

    Un certain nombre de problèmes dramaturgiques (romanesques ou non) sont comme d'emblée résolus par l'intuition et le travail de Gödel, intuition dont, moi qui suis profane, je n'ai absolument pas besoin qu'elle soit démontrée mathématiquement.

    "Le problème qui m'occupe, dit Cassou-Noguès en sa postface, est de savoir ce que l'on peut légitimement tirer d'un énoncé scientifique. Sans même extrapoler la logique, Gödel utilise son théorème d'incomplétude pour établir des thèses philosophiques comme l'indépendance de l'esprit par rapport au cerveau, l'immortalité de l'esprit ou, semble-t-il, la possibilité du diable (l'impossibilité de se garantir contre un Mauvais Génie). Il lie pour cela son théorème d'incomplétude à des principes philosophiques qui ont une tradition: un "optimisme rationaliste" par exemple selon lequel l'esprit doit pouvoir résoudre tout problème qu'il peut formuler. La déduction des thèses bizarres à partir du théorème d'incomplétude et des principes philosophiques qui lui sont associés semble être rigoureuse et, du moins, il serait difficile de parler à propos de Gödel " d'imposture intellectuelle"". 

    Ce n'était pas le propos de l'auteur, mais j'ai regretté seulement qu'aucun éclairage ne soit donné quant à la mise au point de Gödel, entre 1948 et 1970, de sa preuve ontologique (argument logique, reprenant en s'inspirant de Leibniz une tradition remontant à saint Anselme de Cantorbéry,  en faveur de l'existence de Dieu, argument qui ne sera publié qu'en 1987, neuf ans après la mort du logicien). 

    25 août 2023

     

    Les démons de Gödel, de Pierre Cassou-Noguès, Points-Seuil, 2012