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  • Le Christ ou le néant

    La dernière avant-garde (le Christ ou le néant) est un bref essai personnel, à l'expression parfois hâtive, empli de constats et d'analyses justes et déjà faits quant à la misère de ce temps très étrange. Romaric Sangars tient (après Pierre Legendre mais sans lui) que nous avons besoin de la Renaissance du XIIème siècle ; et surtout de saint Bernard de Clairvaux, puissant levier d'où soulever le monde. "L'homme traverse la vie en image, cherché par le Verbesemble être la phrase du saint guidant l'auteur, qui ne dit pas de quel ouvrage il la tire (les Sermons sur le Cantique des cantiques, peut-être).

    Le chapitre "Symbole ou statistique", aux deux tiers de l'ouvrage, oppose à l'aplatissement culturel techniquement assisté le déploiement symbolique (rien de bien neuf cependant).
    « Celui-ci ouvre au lieu de massifier et, plutôt que de constituer des blocs en assimilant des éléments épars, il fait éclore d'une seule chose une infinité de pistes. Ainsi la pratique cistercienne de l'herméneutique, inspirée de l'étude juive de la Torah, qui projette dans quatre directions les phrases du Cantique des cantiques, et fait résonner le poème sur un plan historique, allégorique, intime et métaphysique, multipliant les reflets différents d'une même chose. » 

    Sangars au passage, qui doit sans doute tant à Maurice Dantec (l'expression même de catholique du futur), l'évacue rapidement, de façon tout à fait cavalière ; leur puissance de feu pourtant n'est pas la même.  

    Plus délicate est la question de déterminer quelle serait précisément cette avant-garde annoncée par le titre : est-ce l'art renouvelé dans le "rapport unique" de la révélation chrétienne nouant "l'Homme, l'Histoire et la Raison" ? Est-ce le Christ lui-même ? Ou l'Eglise catholique ? Les exemples pris dans les contemporains, quelque estime qu'on puisse avoir pour certains, ne sont pas concluants : en quoi le légitime éclectisme des goûts de l'auteur définirait-il une avant-garde unie et cohérente ? Houellebecq, et son Anéantir, seraient-ils passés au Christ au même titre que Benoît XVI et l'encyclique Deus caritas est ?

    La question de cette avant-garde me semble rester entière, tant au fond son traitement est superficiel.
    Et, à prendre le titre au pied de la lettre, on frôle de faire la retape pour le néant.

    21 septembre 2023

     

    La dernière avant-garde (le Christ ou le néant), Romaric Sangars, éditions du Cerf

     

  • Passages du temps

    Au moment où j'ai commencé d'écrire Sous les ciels de synthèse, je lisais Proust ; je venais de commencer La Recherche. Je lisais une demi-heure le matin ; plus tard dans la journée j'écrivais. 

    C'est à Chateaubriand d'abord que je pense, à la politique, qui est l'histoire, toujours en filigrane ; au palimpseste inhérent aux longs mémoires, palimpseste affiché (l'époque racontée, la date d'écriture, la date de révision ; exemple : 1789 - 1821 - 1846).

    Pourtant, c'est dans La Recherche qu'il n'y a pas de dates, ou presque, tandis que l'Outre-tombe en regorge, et cela, cette façon de se souvenir, et d'oublier, a été déterminante : on a glissé, déjà, d'un temps dans un autre, en avant, en arrière, selon tel mot qui fait pivot, peu importe, le mouvement commande.

    Les hommes dans mon roman ont été petit à petit privés de l'accès à la computation du temps.

    9 septembre 2023

  • Petites apocalypses en cours

    C'est non pas un monde futur apocalyptique mais notre monde, construit autour des conversations avec son fils, que raconte McCarthy dans La Route. Si nous ne le reconnaissons pas, c'est que nous ne le voulons pas.

    La Ville-Haute de Sous les ciels de synthèse, de plus en plus déshumanisée, parallèle à l'En-Bas des barbares Nadeuques, n'est-ce pas cet enfer doré déjà autour de nous ? On ne peut pas raconter autre chose que ce monde, mais il est possible de découvrir, en écrivant, quelle perception réelle (incomplète, donc) on en a.

    Le roman de ce qu'on a sous les yeux très souvent est aveugle et ne trouve pas sa langue.

    15 septembre 2023

     

    La Route, Cormac MacCarthy, L'Olivier

     

     

  • Pense-bête

    Le ciel est mon trône, et la terre l'escabeau de mes pieds. Quelle maison pourriez-vous me bâtir, et quel lieu assigner à mon repos ? Isaïe, cité par Barnabé.

    Le niveau critique est atteint, le XXème siècle a l'air d'une bluette, la réaction en chaîne a lieu, les catastrophes se succèdent et l'omission même de se reproduire ne sauvera pas l'humanité d'un accomplissement criminel total. On n'a encore rien vu et justement, on ne verra rien.

    "Je veux vous entretenir encore du Temple, de l'erreur de ces malheureux qui mettaient leur espérance dans un édifice, au lieu de la mettre en Dieu leur créateur, sous prétexte que cet édifice était la maison de Dieu." C'est ce que dit dans sa Lettre saint Barnabé, le compagnon de saint Paul, à moins que ce ne soit plus probablement un pseudo-Barnabé au IIème siècle après Jésus-Christ.

    Cependant je reporte à descendre me ressouvenir du merveilleux futur où toute réalité sûre est dissoute. (Il faut être fou pour y descendre ; remonter n'est pas du tout certain.) Ma compagne m'a l'autre jour offert un crucifix que j'avais trouvé beau dans une brocante, parce qu'il m'évoquait Rouaud, et aussitôt l'idée m'a traversé de le placer devant mon bureau pour ces moments où, écrivant, je relèverai la tête ; pas un objet de superstition, un pense-bête.

    14 septembre 2023

     

  • 1948

    En 1948, George Orwell écrit 1984, qui sera publié en 1949 ; en 1948 toujours, son ancien professeur de français, Aldous Huxley publie Ape and essence, bientôt traduit par Jules Castier sous le titre, emprunté à Victor Hugo comme celui de l'auteur l'est à Shakespeare, Temps futurs. Une des originalités notoires de ce dernier livre est qu'il se présente, après un bref chapitre relevant du roman, comme un scénario de cinéma. L'extrait qui suit, passage intégral de la voix off, est un merveilleux apologue prophétique :

    "LE RECITANT
    La Morve, mes amis, la Morve - maladie peu commune chez les humains. Mais, n'ayez crainte, la Science peut aisément la rendre universelle. Et en voici les symptômes. Des douleurs violentes dans toutes les articulations. Des pustules sur tout le corps. Sous la peau, des tumeurs dures, qui finissent par se changer en ulcères squameux. Cependant, la muqueuse nasale s'enflamme et dégage une décharge abondante de pus nauséabond. Il se forme rapidement des ulcères à l'intérieur des narines, lesquels rongent l'os et le cartilage environnant. L'infection passe du nez dans les yeux, la bouche, la gorge et les ouvertures bronchiales. Au bout de trois semaines, la plupart des malades sont morts. S'assurer que tous mourront, telle a été la tâche de quelques-uns de ces brillants docteurs ès sciences actuellement au service de votre gouvernement. Et non pas de votre gouvernement seul ; de tous les autres organisateurs, élus ou désignés par eux-mêmes de la schizophrénie collective du monde. Les biologistes, les pathologistes, les physiologistes - les voici, après une journée ardue passée au laboratoire, qui rentrent dans leur famille. Une étreinte de la gentille petite femme. Des ébats avec les enfants. Un dîner tranquille avec des amis, suivi d'un concert de musique de chambre ou d'une conversation intelligente sur la politique et la philosophie. Puis le lit, à onze heures, et les extases familières de l'amour conjugal. Et le lendemain matin, après un jus d'orange et des grapenuts, les voilà qui repartent à leur travail, qui est de découvrir comment un nombre encore plus grand de familles exactement pareilles à la leur pourra être infecté par une souche encore plus mortelle de bacillus mallei."