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  • Rushdie sur l'art de raconter

    « Dans le Kerala il put voir un conteur réputé exercer son art. Ce qui était intéressant dans sa façon de faire, c'était qu'il procédait à l'inverse de toutes les règles. «Commence au commencement » avait conseillé le Roi de cœur au Lapin Blanc tout ému dans les Aventures d'Alice au pays des merveilles. « Et continue jusqu'à la fin et arrête-toi. » Ainsi fallait-il raconter les histoires selon tous les rois de cœur qui avaient établi les règles, et pourtant ce n'est pas ainsi que cela se passait dans ce théâtre en plein air du Kerala. Le conteur mêlait les histoires les unes aux autres, se lançait dans de fréquentes digressions loin du récit principal, faisait des blagues, chantait des chansons, faisait le lien entre son histoire politique et les récits anciens, donnait dans des apartés personnels et, dans l'ensemble, faisait tout de travers. Et pourtant le public ne se levait pour quitter le théâtre écœuré. Bien au contraire, il hurlait de rire, pleurait de désespoir et restait assis au bord de son siège jusqu'à la fin. Se comportait-il ainsi en dépit des jongleries compliquées du conteur ou à cause d'elles ? Et si cette manière pyrotechnique de raconter était en fait plus captivante que la version préconisée par le Roi de cœur, si le récit oral, la plus ancienne des formes narratives, avait survécu justement parce qu'il avait adopté la complexité et l'espièglerie et rejeté la forme linéaire ? »

    Salman Rushdie, Joseph Anton, traduit de l'anglais par Gérard Meudal, Plon 2012

    30 novembre 2024