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voegelin

  • Les erreurs du copiste, de Botho Strauss

    Il vaut mieux ne rien savoir du monde que d'en savoir trop sans en avoir fait soi-même l'expérience.

    Je ne sais plus quel livre je cherchais dans la bibliothèque, presque au sol, mais je me suis relevé avec Les erreurs du copiste. Je l'ai feuilleté, puis je me suis mis à le lire. A le relire, pour être précis. Mais il se peut que relire n'ait pas vraiment de sens, ou un sens très relatif.

    Je ne sais plus en quelle année je l'avais lu. Le livre a été publié en 2001 chez Gallimard et l'édition que je possède est la première. Je n'ai pas souvenir toutefois de l'avoir acheté à sa sortie. C'est plutôt vers 2005 que je suis revenu (un peu) à Botho Strauss. Le soulèvement contre le monde secondaire m'avait fait forte impression (pensez donc, un dramaturge contemporain reconnu qui cite Nicolás Gómez Dávila). Vingt ans déjà ; c'était hier.

    Je suis donc tenté de dire que j'ai lu 2-3 fois Les erreurs du copiste. Parce que je le lis lentement et parce qu'il n'y a pas de page (ou presque) qui ne me fasse revenir à la précédente. Deux pages en avant, une page en arrière.

    Je vais faire un tour sur le site de Gallimard. Sauf erreur, aucun livre de Botho Strauss n'y a été publié depuis. Cela fait presque ving-cinq ans, donc ; mais c'est peut-être justement parce qu'il est, je cite la quatrième : le plus important des auteurs dramatiques et des prosateurs allemands (vivants, j'imagine). La conversion à la médiocrité a fini de toucher les grandes maisons. 
    Site de l'Arche éditeur. Viol en 2005, Ithaque en 2010. Puis, sauf erreur (les titres ne sont pas classés dans l'ordre du publication, ni d'ailleurs dans aucun autre), plus rien. Il y a donc eu un tournant dans l'œuvre de Strauss, jusqu'ici très contemporain-contemporain, avec ces adaptations de Titus Andronicus et du retour à Ithaque d'Ulysse.
    Il semble en tout cas que rien depuis 2010 n'ait été publié en français.
    Je lirais volontiers Saul, mais je ne trouve la pièce qu'en allemand (et mon piètre allemand ne me permettra pas ça...).

    L'impression paradoxale et double, dans ma lecture de la première partie : celle, qui ne m'arrive que très rarement, que c'est moi qui écris, renforcée par le fait que je vis désormais à la campagne et que je vis certains moments d'une troublante proximité avec ceux qu'il écrit (les meuglements des vaches auxquelles on a enlevé leurs petits) ; et simultanément, celle que je dois passer ce que je lis d'une langue dans l'autre (et je lis pourtant la traduction française de Colette Kowalski), en quelque sorte, de son français dans le mien, ce qui est sans doute la cause de cette agréable lenteur et de ce deux pas en avant, un pas en arrière.

    La critique par petites touches, sans appuyer, que dresse Strauss d'une culture, d'une civilisation exterminant son propre passé, par bonne conscience (par volonté de conscience, serais-je tenté de dire à la Nietzsche) est très juste. 

    Mais le livre est aussi, surtout, le livre de Diu. Diu est le nom que l'auteur donne ici à son fils. C'est le diu du jour, le diu de diurne, et pas moyen en français de ne pas lire Dieu (une coquille du copiste, sans doute).
    « Je me souviens que je suis obligé d'introduire mon petit garçon dans une société que je tiens pour usée et débile. Dont je n'attends rien, sinon que lentement, mais peut-être aussi promptement, elle se vide de son sang. »
    Je me souviens que ces lignes m'avaient ému, en 2007 ou 2008 (plutôt qu'en 2005 ! voilà qui précise l'année potentielle de première lecture) car je ne pouvais pas ne pas penser à mon fils (né en mai 2007). Aujourd'hui, les notations sur sa mère vieillissante trouvent en moi un immédiat écho, qu'elles n'avaient pas alors trouvé. Je copie celle-ci (avec une pensée pour l'ami Fred Pougeard) :
    « Je vois sur une photo la grâce ingénue d'une jeune femme qui émerge d'un milieu modeste d'employés des douanes, charme un homme et met au monde un enfant, et, levant les yeux de la photo, je regarde son visage, le visage creusé d'une vieille femme qui cherche à rassembler ses pilules. J'examine encore une fois : sur la photo, le frais étincellement des yeux qui manifestement a contribué à ma venue au monde, et l'œil maintenant terne qui surveille péniblement les plus pauvres travaux. Je ne comprends pas. La nudité de la défiguration me donne le frisson. Si c'est cela, l'habituel, alors on l'appelle ainsi parce que personne n'a le temps de s'y habituer. »

    Je ne sais pas qui sont Erich Voegelin et Ceronetti, je note leurs noms.
    « Je lis pendant la nuit cette remarque profonde de Ceronetti selon laquelle les dictateurs, les terribles nihilistes, ne veulent que l'art positif, ils ne supportent pas les pessimistes. « Tous ceux qui connaissent la vérité de la souffrance gênent leurs plans destinés à augmenter le malheur dans le monde. » (Pensieri del Tè) »

     

    (Je poursuis mon tour des éditeurs français de théâtre sur internet (ce n'est pas brillant). Les éditions théâtrales notent ainsi, au détour d'une phrase concernant leur politique de réception des manuscrits : « (les vaudevilles, pièces en versification classique ou à la structure classique - découpage en actes, scènes, etc. - ne correspondent pas à notre ligne éditoriale) ». Le nombre des choses à ne pas faire croît (le découpage en actes et scènes, je n'avais pas encore vu). Un jour viendra où l'on refusera toute phrase syntaxiquement correcte.) 

     

    Il est amusant de se dire que ce qui nourrissait le dramaturge d'avant-garde admiré par tant de gens qui, au fond, n'y comprenaient goutte, c'était précisément la tradition ; celle-là même que nombre de ces gens voudraient au bas mot malmener (mais il se peut, en dépit qu'ils en aient, qu'elle demeure hors leur portée, et qu'ils n'en attaquent que le mot).
    C'est d'ailleurs à présent la compréhension scientifique du monde qui passe parfois, discrètement, dans la trame des pages :
    « Tantôt les années ont passé, tantôt elles sont de nouveau là. Ce que nous vivons n'est pas une histoire, mais seulement des éléments du tout qui sautent arbitrairement de-ci de-là.»

    Ou, bien plus loin :
    « Il s'agira pour l'individu de vivre une sorte de schisme culturel et de l'éprouver comme équilibre, non comme écartèlement. Le mieux adapté à la vie est celui qui vit scindé. »

     

    Mais ce qui est émouvant, c'est aussi la présence de ces notations parmi les descriptions des paysages offerts à l'auteur par son regard sur la campagne allemande, et cette phrase par exemple dans laquelle j'entends grâce et malgré la traduction un écho claudélien :
    « Le brouillard blanc sous la lune d'où le paysage émerge comme aux premiers jours du monde ! »

    C'est un crève-cœur de terminer ce livre. Je ralentis.

     

    Il fait bon lire dans Dávila la première phrase de la journée : « Pour lire un livre comme il convient il faut être de sa famille. » Voilà, on est mis en condition.

    Qu'ajouter ?

     

    14 novembre 2025