De László Krasznahorkai j'avais lu en 2015 Thésée universel qu'il avait été question que je mette en scène (comme on dit) pour Joël Lokossou, qui est, lui, un grand amateur et connaisseur de l'écrivain hongrois.
Je dois avouer qu'il ne me reste presque rien de cette lecture (trois fictives conférences), sauf peut-être un camion, ou une baleine, je ne suis pas certain (et je me découvre par là capable de peut-être confondre un camion et une baleine).
Je viens de lire Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau. J'ignore si l'on considère ce livre comme une porte d'entrée facile dans cette œuvre et je m'en fous pas mal. C'est par là que j'entre (je l'ai choisi parce qu'il est court).
C'est un livre en tout cas comme je n'en ai jamais lu ; un livre très étrange dès lors qu'on songe et se ressouvient qu'il est d'un Européen et non d'un Japonais. Je ne vais pas vous le raconter ; si ses phrases sont longues, ses chapitres sont brefs, il y en a quarante-neuf numérotés de II à L.
L'épigraphe, qui peut-être sert de I, dit que personne ne l'a vu deux fois. Et l'on comprendra en lisant qu'il s'agit d'un certain jardin.
En lisant, fait rare, j'avais noté des choses, les voilà (dans leur jus) :
Je lis et c'est comme si je ne lisais pas.
Il y a un homme et un autre homme et ça ne fait pas deux hommes à la fois.
Personne n'écrit ce livre.
Je suis le chien qui va mourir au pied du grand ginkgo.
C'est une fête ou un drame et peu importe il y a la permanence à travers les siècles du temple de Bouddha.
Personne n'écrit ce livre et ses lieux sont déserts même de moi. Quant à la magique cité de Kyôto elle est et n'est pas protégée.
Quant à la statue du Bouddha, imbougée depuis mille ans, et très belle, on peut savoir qu'alors elle avait fait scandale, peut-être.
Livre immensément beau, labyrinthique et clair.
Les hommes dans ce temple immobile dans le temps sont-ils vraiment deux dans deux époques différentes, ou bien cette permanence abolit-elle le temps même la constituant, et n'y a-t-il provisoirement et pour toujours que ce seul visiteur extrait du monde pourri ? (Si ce n'est pas clair, c'est de ma faute.)
Le moine moderne à l'appartement en bordel, aux verres de whisky pas vidés, fait contraste (et me rassure presque) avec la description de l'invariabilité du temple ; et les pauvres types ivres morts à la recherche zapoïesque du petit-fils de Genji qu'ils se devaient d'escorter, aussi.
Et puis la phrase immense de l'invention des livres jusqu'à nous, bambou, bois, soie.
Quant au jardin introuvable à qui le cherche, il faudrait être monstrueusement tarte et salopiot pour se dire qu'il est une métaphore (dont on n'a pas besoin) de la littérature elle-même (je suis monstrueusement tarte et salopiot). D'autant qu'on le trouve.
24 novembre 2025
Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau de László Krasznahorkai, traduit par Joëlle Dufeuilly, Actes Sud Babel.