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  • Wittgenwayne

    « On comprend que le philosophe Ludwig Wittgenstein ait tant aimé les westerns car c'est dans l'action que l'homme se révèle et il ne sert à rien, strictement à rien, d'être un philosophe si l'on n'est même pas un homme. John Wayne fut cet homme. Et c'est pourquoi il n'est pas mort. » Roland Jaccard, John Wayne n'est pas mort.

    De même que quatorze années chez les Jésuites ne m'avaient pas rendu particulièrement croyant (jeune homme, je me disais même athée), trente années de fréquentation du milieu culturel (qui n'a plus à voir aujourd'hui qu'avec une idéologie particulièrement stupide) ne m'ont vraiment fait passer le goût des westerns, et significativement de ceux dans lesquels John Wayne joue le rôle couru d'avance de John Wayne. Je ne fais pas grand cas du cinéma en général ; et le seul qui m'intéresse un peu est celui que j'ai aimé adolescent. Jean Gabin, Lino Ventura, John Wayne. (Les actrices ? Même jolies, je les confondais ; et ça, c'était quand je les reconnaissais. J'en restais à leur joliesse, sans doute, qui passait avec le film.)

    «Un film américain, bête et naïf, peut, malgré sa bêtise, et même grâce à elle, nous apprendre quelque chose. un film européen, dans sa fatuité sans naïveté, ne peut rien nous apprendre. J'ai souvent tiré une leçon d'un film américain stupide.» C'est Wittgenstein lui-même qui parle, cette fois ; je tire cette phrase du petit livre que lui a consacré Roland Jaccard, L'enquête de Wittgenstein.

    Pierre-Guillaume de Roux m'avait fait parvenir, en 2019 peut-être parce que j'écrivais une chronique (Restez chez vous) dans un magazine culturel en ligne, le John Wayne n'est pas mort de Jaccard. Le livre se lit d'une traite, en une grosse demi-heure. (Je ne suis pas d'accord avec l'idée d'un lien entre John Wayne et Donald Trump : le premier, si discutables qu'on puisse juger (aussi) ses opinions, n'est ni vulgaire ni grossier ; c'est un homme décent dans une époque décente).

    C'est en relisant l'autre jour cet opuscule, pour les besoins de ce que j'écris, que je me suis souvenu que Jaccard avait aussi écrit sur Wittgenstein. Les deux livres, écrits à vingt ans de distance, sont d'un certain point de vue rigoureusement identiques. J'ai été surpris d'apprendre que le Parti républicain avait proposé à John Wayne l'investiture ; et presque déçu que Jaccard n'évoque pas du tout l'ordre de l'assassiner qu'aurait donné, en 1948 ou 1949, Joseph Staline lui-même. Deux tentatives d'assassinat auraient été déjouées.

    J'ai beaucoup d'indulgence pour les pessimistes post-schopenhaueriens et leur ordinaire complaisance suicidale (sic). Jaccard est d'une fréquentation agréable ; il rend service : on a toujours l'impression que son livre est le résumé d'un autre, combien plus volumineux, qu'il n'écrira pas, ou qu'un autre a déjà écrit. En somme, et de toute façon, rien ne servant à rien, prenons un peu de plaisir quand c'est possible.

    La plus belle anecdote (parmi tant d'autres) concernant Wittgenstein. Voici ce qu'il écrit à l'éditeur Ficker à propos du Tractatus logico-philosophicus :

    « Mon ouvrage comporte deux parties : celle qui est présentée ici, et tout le reste que je n'ai pas écrit. »

    Jaccard ajoute (et je bouclerai ainsi cette petite boucle) : « Cette seconde partie, celle qui n'est pas du verbiage,  c'est précisément celle que Wittgenstein écrira non pas sur le papier, mais dans sa chair.» Sa vie d'homme le mènera, quoique non patriote, à passer des années au front à rechercher la mort pendant la Première Guerre Mondiale, à vivre dans une cabane, à devenir instituteur dans des coins reculés d'Autriche, à détester une sexualité qu'il fuit tantôt et tantôt à laquelle il s'adonne, à jardiner dans un couvent, à quitter sa chaire de Trinity College pour devenir simple  brancardier pendant la Seconde Guerre Mondiale.

    4 octobre 2024

    Roland Jaccard, John Wayne n'est pas mort, Pierre-Guillaume de Roux 2019
    Roland Jaccard, L'enquête de Wittgenstein, PUF 1998

     

     

     

     

     

     

     

  • Culture du vide, de Theodore Dalrymple

    Culture du vide est une série d'essais roboratifs écrits au début de ce siècle par le médecin psychiatre anglais Theodore Dalrymple, né en 1949 ; ils viennent d'être traduits en français et publiés, en même temps que Zone et châtiment, par l'exemplaire Radu Stoenescu des éditions Carmin.
    L'auteur prend très souvent appui sur ses expériences personnelles, qu'il s'agisse de ses rapports aux patients des hôpitaux ou prisons anglais ou des nombreux autres pays du monde dans lesquels il a exercé. Sa qualité de jugement est en quelque sorte garantie par son sens de la mesure, son érudition littéraire et culturelle et un humour britannique de la plus haute tradition.
    Il en vient très souvent à montrer, fiascos à l'appui, comment les meilleures intentions sociales (qui souvent ne paraissent telles que parce que nous ne percevons pas immédiatement ce qu'elles recèlent de supériorité supposée, de classe ou de savoir, et partant, de mépris) ne donnent dans leur application à la réalité qu'une aggravation souvent irréversible des maux qui avaient été pourtant si justement étudiés ; sans pour autant verser dans une admiration béate devant l'accablante libre production du marché à destination des gogos. La mesure, vous dit-on.
    Par certains côtés, Dalrymple peut évoquer Philippe Muray ; mais c'est un Muray qui n'aurait pas passé le plus clair de sa vie, on ne sait finalement plus pourquoi, dans le microcosme éditorial (plutôt que littéraire) parisien. L'autre différence majeure étant que la littérature et la culture, chez Dalrymple, ne se départissent pas d'une certaine exigence morale qui ne se voile jamais la face sur la réalité des êtres, et la présence en eux du mal. 
    Notre auteur traite avec un égal bonheur de sujets fort variés et souvent délicats ; qu'il s'agisse de la frivolité du mal (déresponsabilisation « oblige »), de l'utilité de la corruption (et d'une certaine méfiance vis-à-vis de l'État), du point de savoir pourquoi La Havane devait mourir, de la mort de la princesse Diana (la déesse des tribulations domestiques) ou de la folie désespérante de la fornication maladive dans laquelle l'Occident a plongé comme un seul homme (pour finir dans l'espèce de catatonie dans laquelle nous sommes entrés vingt ans après).
    Mes préférences vont à sa très belle et limpide analyse du Macbeth de Shakespeare, dont le personnage principal n'avait précisément aucune raison objective de faire le mal, non moins qu'à la compréhension très fine (et très utile aujourd'hui) des USA et de la Russie grâce aux lectures parallèles de Tocqueville et Custine, deux écrivains français (il faut dans l'ensemble d'ailleurs, saluer la grande francophilie de l'auteur).
    La critique, pleinement justifiée, d'un certain nombre d'écrivains reconnus, Virginia Woolf par exemple, est très jubilatoire ; sa comparaison des vies vraiment parallèles de Marx et Tourgueniev, où le second seul ne veut pas à toute force conformer la vie à ce qu'il pense qu'elle devrait être ou devenir, est magnifique, d'éclairer à ce point ce que peut être un homme lucide et généreux ; et plus profondément encore, la description critique de cette manière de juger et promouvoir l'art et la littérature à l'aune de la perte de toute mesure et partant, de leurs franchissements symboliques successifs (l'exemple de la banalisation du mot fuck, des romans de D.H. Lawrence à cet enfant de trois ans disant fuck you à sa mère pendant une consultation), qui justement ont amené à cette appauvrissement de la langue et de l'intelligence qui ravage aujourd'hui l'Occident, est une des raisons nombreuses de remercier Dalrymple d'avoir écrit ce livre. 
    C'est également, et presque intégralement, par quelque prisme que l'auteur s'attaque à la réalité, un livre sur le péché originel. 


    25 octobre 2024

    Theodore Dalrymple, Culture du vide, éditions Carmin 2024