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  • L'Inassouvissement, de S. I. Witkiewicz

    « Il se couvrit de sa volonté comme du couvercle d'un cercueil. »
     
    Grande expérience de lecture, fortement déconseillée aux débutants dans l'exercice.
    D'après mes calculs, il faudrait compresser 128.000 rentrées littéraires françaises pour obtenir l'énergie d'un paragraphe quelconque de ce roman fantastique « hénaurme », d'une invention linguistique permanente, noirissime, initiatique, schizoïde (tout entier placé sous la phrase de Tadeusz Micinski : « Moi, en choisissant mon destin, j'ai choisi la folie »), d'une horreur sexuelle inouïe, prophétique (les Chinois bolchévisés ont pris Moscou et s'apprêtent à déferler sur l'Europe, et donc d'abord sur la Pologne) publié en 1927 (avant, donc, par exemple, Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley). La reddition totale de l'Europe y est en quelque sorte par avance consumée.
    La traduction d'Alain van Crugten est d'une richesse telle qu'elle donne envie de découvrir ses propres oeuvres.
     
    « Information : La spécialité de la princesse était les artistes méconnus ; elle les aidait même souvent matériellement, mais jamais bien au-delà du point dit de "non-crevaison de faim", sinon ils auraient évidemment cessé d'être méconnus. Par contre, elle ne pouvait souffrir les gens connus et reconnus de ce milieu, car elle les considérait, on ne sait pourquoi, comme une vivante insulte au sentiment qu'elle avait de sa naissance. Elle aimait l'art, mais ne supportait pas qu'il "fasse l'important", comme elle disait. C'était drôle, cette phrase, quand on pense que toute création artistique avait presque complètement disparu. Peut-être que justement chez nous quelque chose couvait encore, en raison des rapports sociaux anormaux et artificiels, mais en général — grands dieux !

    — Non, je ne serai pas leur bouffon — continuait à glapir Sturfan. Il s'étrangla et cracha du poison. — J'écrirai des romans, puisque dans l'art véritable il n'y a plus rien à faire, mais des romans mé-ta-phy-si-ques ! Comprenez-vous ? Assez de cette pouilleuse "connaissance de la vie" : je laisse cela à ceux qui sont dépourvus de talent et qui espionnent la médiocrité et la reproduisent avec volupté. Mais pourquoi font-ils cela ? Parce qu'ils ne peuvent s'imaginer personne au-dessus d'eux-mêmes. Ils n'ont pas pu créer des types plus élevés et parvenir à les contempler avec ce que les critiques-parasites nomment "le sourire serin et pseudo-grec de l'indulgence", du haut de la constatation que tous sont des cochons et moi aussi (ce que je leur pardonne et que je me pardonne aussi). Au diable, une fois pour toutes, la Grèce tout entière et cette vomissure pseudo-classique réchauffée. Ah non ! Chez eux, chez ces criticâtres, ces ténias, ces trichines logés dans le corps de l'art agonisant, cela s'appelle objectivisme et ils osne tà ce propos évoquer Flaubert ! Non, vous le voyez d'ici, cet auteur pseudo-objectif, au sourire cochon, pataugeant dans la vulgarité générale, qui se balade en personne parmi ses créatures — ha ! cela s'appelle de la création artistique : espionner par le trou de la serrure ceux qu'on a le droit d'espionner, car les gens des hautes sphères ne se laissent pas espionner par n'importe qui, donc comment les décrire ? Donc, voilà notre auteur qui se balade là-dedans comme un vrai membre de la compagnie ; il trinque et est "à tu et à toi" avec eux, ivre de cette manie malsaine de s'abaisser, il se confie à des gens qui sont même indignes d'être ses héros — et cela se nomme objectivisme ! Et cela se nomme littérature de grande valeur sociale : on montre les défauts de divers salopards, on crée de petits types positifs artificiels et aussi consistants que du papier, qui ne sont pas capables de renverser un résultat négatif pour le changer en un optimisme d'ailleurs plat et fondé sur l'aveuglement. Et c'est d'une telle racaille qu'on chante les louanges !... »
     
    Il me semble que les formidables Éditions Noir sur Blanc ont récemment réédité ce livre.
    On notera qu'en 1926, Witkiewicz avait lu, digéré (et peut-être davantage) Bergson (sa tête de turc), Gide, Bernanos, Chesterton, Wittgenstein, Russell et Whitehead (ces trois derniers servant sans doute de modèle au logicien Afanazol Benz : « De son seul et unique axiome, que personne en dehors de lui ne comprenait, il tira une logique entièrement neuve et dans les termes de celle-ci, définit toute la mathématique, ramenant toutes les définitions à une combinaison de quelques signes fondamentaux »), sans compter évidemment les grands théologiens et les grands romanciers russes (à un de ses moments cruciaux, le roman ne peut pas ne pas faire penser à Crime et châtiment).
     
    28 août 2025
     
    L'Inassouvissement, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, traduction d'Alain van Crugten, éditions L'Âge d'homme, 1970